mercredi 4 septembre 2024

Le décathlonien (un poème de Primo Levi)

 

Primo Levi

Croyez-m’en, le marathon n’est rien,

Ni le marteau, ni le poids : aucune épreuve particulière

Ne saurait se comparer à notre peine.

J’ai gagné, oui  : je suis plus célèbre qu’hier,

Mais bien plus vieux, aussi, plus usé.

J’ai couru le quatre cents mètres à la vitesse d’un

      épervier,

Sans pitié pour celui qui courait près de moi.

Qui était-ce ? Un gars quelconque, un novice,

Un type jamais vu auparavant,

Un pauvre bougre du tiers-monde,   

Mais celui qui te tient tête est toujours un affreux.

Je lui ai brisé les reins, comme et quand je l’ai voulu ;

En jouissant de son effort, j’ai oublié le mien.

À la perche, ç’a été moins facile,

Mais les juges, par bonheur,

N’ont pas vu mon astuce :

Ils m’ont crédité de cinq mètres.

Quant au javelot, j’ai un secret ;

Il ne faut pas le lancer vers le ciel.

Le ciel est vide, à quoi bon le trouer ?

Il suffit d’imaginer, au bout de la pelouse,

L’homme ou la femme que l’on voudrait tuer.

Le javelot, alors, devient sagaie,

Flaire le sang et vole plus loin.

Du mille cinq cents mètres, je ne sais que dire ;

Je l’ai couru en proie au vertige

Et aux crampes, têtu, désespéré,

Terrifié

Par le tambour convulsif de mon cœur.

Je l’ai remporté, mais à quel prix :

Le disque, ensuite, était aussi lourd que du plomb

Et m’échappait des doigts, rendus visqueux

Par ma sueur de vétéran fourbu.

Dans les tribunes, vous m’avez sifflé,

Je l’ai très bien entendu.

Mais qu’attendez-vous donc de nous ?

Que nous demanderiez-vous encore ?

De prendre notre envol ?

De composer un poème en sanscrit ?

D’arriver au bout du pi grec ?

De consoler les affligés ?

De mettre en œuvre la pitié ?

 

 

                                  4 septembre 1984  

 

 

Primo Levi, À une heure incertaine

Traduit de l’italien par Louis Bonalumi

 

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