samedi 24 décembre 2022

La veste (pour Fatiha)

 

    « Au bout, à l’extrême bout de la rangée des baraques, comme si, honteux, il s’était exilé lui-même de toutes ces splendeurs, je vis un pauvre saltimbanque, voûté, caduc, décrépit, une ruine d’homme, adossé à un des poteaux de sa cahute… »

                                                              Charles Baudelaire, Le vieux saltimbanque

 

             

       Vous trouvez qu’elle me va ? Vraiment ? Vous êtes sûrs ? Moi, avec une telle veste, il me semble que je pourrais encore pousser la chansonnette, esquisser un pas de danse, j’ai été un peu acteur dans le temps, j’ai l’air bien vieux, mais si je vous disais mon âge et ce par quoi je suis passé, dans les deux cas, vous seriez étonnés…

       Vous trouvez qu’elle me va ? Vraiment ? Je l’ai dénichée là-bas dans les poubelles, je suis pauvre, vous comprenez ? Elle m’a paru neuve, et elle ne sent pas mauvais… Elle ne me serre pas trop aux épaules au moins ? C’est que malgré tout je tiens à ma liberté, ma liberté d’allure, je veux dire… Cela me rappelle l’époque, il y a longtemps, où j’étais un peu acteur, où sans me forcer et même avec une voix émouvante, je pouvais pousser la chansonnette, dans les cabarets, je portais beau alors, un vrai artiste, chanteur, acrobate, magicien… Oui, je sais j’ai l’air bien vieux, mais si je vous disais mon âge véritable et ce par quoi je suis passé, moi-même j’ai du mal à y croire…

       Je ne veux pas vous importuner surtout : vous pouvez me demander de partir si je vous dérange, mais soyez assurés que je ne mendie pas, je ne demande pas l’aumône, cette histoire de veste c’est un peu ridicule, je l’avoue, je voudrais juste ne pas me tromper, car si elle ne me va pas, il vaut mieux que je la remette où je l’ai trouvée, elle fera peut-être le bonheur d’un autre, comment dit-on en langage poli, un autre… infortuné ? Les poubelles sont à tout le monde, n’est-ce pas ?

       Oh, je vois que Monsieur fronce du sourcil : ce n’est pas ce que je voulais dire, je ne voulais pas être désagréable, parfois ma pensée m’échappe, j’ai l’air bien vieux, c’est sûr, mais si je vous disais quel âge j’ai en fait et ce par quoi je suis passé, dans les deux cas, vous seriez étonnés, on prend parfois dix ans en quelques jours, en quelques heures, moi-même j’ai du mal à y croire…

       Mais je ne veux pas vous importuner plus longtemps, il est tard, il me semble…Vous trouvez qu’elle me va ? Vraiment ? Vous en êtes bien sûrs ?

 

 

Le texte a été écrit en décembre 2013 à Marseille. L’anecdote à l’origine est bien sûr authentique. Nous étions devant un bar avec Fatiha boulevard Longchamp, quand nous vîmes s’approcher un homme un peu perdu, qui voulait savoir si la veste qu’il avait trouvée lui allait… Rassuré sur ce point, il nous prit une cigarette et passa son chemin. Frédéric Perrot


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