« Si
l’idée de mettre fin à ses jours n’avait jamais sérieusement intéressé Joseph
Karma, ce n’était pas par amour de la vie ou par courage devant l’adversité,
mais surtout par la force d’un interdit moral qui l’empêchait de faire subir à
ses proches la douleur de le perdre. Quand bien même il n’était pas certain de
leurs sentiments à son égard, cette éventualité lui était insupportable. Ce n’était
donc pas une question de choix, de volonté, mais plutôt d’éducation, de dressage.
Au fond il n’y a pas ou très peu de liberté dans la vie, seulement une série de
dressages, avec ce que cela suppose de récompenses et de punitions, et qui
finissent par former la personnalité à partir des caractères héréditaires. Pour
sa part, Karma n’avait jamais été un révolté, il avait patiemment supporté tous
les dressages qu’on lui avait administrés, n’y opposant quelquefois qu’une certaine
forme d’inertie, de mauvais vouloir qu’il gardait toujours pour lui. Ce n’est
que peu avant son internement, il y a peut-être six ou sept ans, qu’il avait
exprimé un réel refus de l’existence et une incapacité complète de continuer à
répondre à ses exigences. Depuis cette hospitalisation, qui dura quinze jours
et durant laquelle une transformation importante s’était opérée dans son psychisme,
comme une remise à zéro, il n’avait jamais cessé d’avoir recours aux drogues
prescrites par la psychiatrie. Il savait qu’à l’intérieur de lui les puissances
de mort et de chaos qui l’avaient conduit à l’asile étaient encore intactes, en
sommeil, prêtes à émerger des profondeurs pour mener à terme leur œuvre d’épouvante
et d’anéantissement. Seul l’effet anesthésiant des drogues lui permettait de
vivre une vie normale, terne mais supportable. »
Ces
lignes révélatrices sont extraites du « récit autobiographique en
partie fictionnel » de Denis Hamel, Joseph Karma. Je n’épiloguerai pas sur cette caractérisation
en soi problématique – récit autobiographique, en partie fictionnel ? – pour
me concentrer sur l’essentiel.
Ce
Joseph Karma, dont le nom évoque bien sûr le personnage du Procès de
Kafka ou une chanson pop dépressive du groupe Radiohead (Karma Police),
est un double de l’auteur Denis Hamel, qui lui prête quelques traits saillants
de sa propre biographie. Le meilleur exemple est que ce Joseph Karma est poète,
ce que l’on a un peu du mal à croire au début, tant ce malheureux personnage
semble engoncé dans ses problèmes d’ordre psychologiques et affectifs, qui se
résument pour moi à un seul, mais fondamental : Joseph Karma veut être normal,
mener « une vie normale ». Or, le personnage va prendre
conscience au fur et à mesure du livre de cette évidence non moins fondamentale :
la normalité est « terne », quand elle n’est pas impitoyable…
Mais
qu’est-ce qu’être normal, et qu’est-ce qu’une « vie normale » ?
C’est bien sûr avoir un travail – Karma en a un, qui ne l’enthousiasme guère –,
un appartement à soi – Karma en a un, qu’il néglige jusqu’à le rendre invivable
– et non moins évidemment avoir des amis et peut-être même une compagne. La
seconde partie du livre raconte ainsi les efforts infructueux de Karma sur « les
sites internet de rencontre », chacune des cinq tentatives en ce sens se révélant un échec cuisant :
« Fin de la première tentative », « Fin de la seconde
tentative », etc.
Il
n’y a pas de bonheur dans l’échec comme osait le prétendre Herman Melville et
le personnage s’enfonce toujours plus dans son mal-être. Un autre nom au vu de
ce rapide résumé semble s’imposer : celui de Michel Houellebecq, qui
depuis ses premiers livres a fait de la désespérance sociale et de la misère
sexuelle son fonds de commerce… Denis Hamel apprécie le poète Michel
Houellebecq qu’il cite d’ailleurs, en étant plus réservé sur ses romans… Mais
je vois pour ma part deux différences de taille avec disons « le poncif »
houellebecquien : l’une concerne l’auteur, l’autre son personnage. Si le
livre de Denis Hamel est par moments bien glauque, il est exempt de ce cynisme
racoleur qui est la marque de fabrique de l’auteur de Plateforme ;
et son personnage ne connaît aucune de ces pulsions meurtrières qui hantent peu
ou prou tous les personnages houellebecquiens : du couteau d’Extension
du domaine de la lutte, jusqu’au fusil à lunette du calamiteux Sérotonine.
Non,
Joseph Karma est un personnage doux et effrayé, volontiers contemplatif, un « fantôme
de nulle part perdu dans le champ de bataille de l’existence. » C’est
un malheureux, qui n’y arrive pas tout simplement et n’en veut à personne…
« Et
puis y a Frida/qu’est belle comme un soleil », comme chantait l’autre !
Car malgré tout, presque par hasard, grâce à son activité de poète, toujours
sur le net d’abord, Joseph Karma fait la connaissance d’une poétesse, Marianne
Broch, dont on apprend entre autres choses qu’elle « semblait intimidée »,
« voulait devenir écrivain » et « fumait beaucoup ».
L’essentiel, dès le premier rendez-vous, est dit en trois mots: « Ils se
plurent. » C’est beau et simple comme du Flaubert : « Il
voyagea.», etc.
Le
récit ne tourne cependant pas à la guimauve. Si Joseph Karma, selon le vieux
mythe platonicien, a bel et bien rencontré son « âme sœur », l’idylle
se heurte aussi parfois aux tristes difficultés prosaïques des corps et aux mystères
impénétrables de la libido.
Je
n’en dirai pas plus à ce sujet, mais on est dès lors très loin de Houellebecq,
dont l’imaginaire érotique est celui de la pornographie la plus plate et
la plus bête… Plutôt chez Tchekhov ou Brel encore (La chanson des
vieux amants). Peu importe. L’amour est là, qui ne va pas sans inquiétude.
Et c’est cette inquiétude qui donne aux dernières pages leur beauté et leur
mélancolie.
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J’ajouterai
encore deux ou trois remarques, au hasard.
Denis
Hamel me semble avoir une solide culture philosophique, parfois très pointue (Schopenhauer,
Lévinas) qui donne une certaine ampleur à son propos et lui permet d’échapper
au réalisme disons sociologique, où aiment à se vautrer tant d’écrivains
français.
Comme
je l’ai dit, ce nom Joseph Karma semble un clin d’œil à Kafka et en particulier
au Procès. Il y a à cet égard au moins deux scènes, d’une étrangeté
toute kafkaïenne : la scène finale, dans « le wagon »,
que je ne révèlerai pas, et cette autre où Joseph Karma découvre comment fonctionne
en fait le distributeur automatique qui vient d’avaler sa précieuse carte
bancaire ; comme Joseph K. découvrait dans Le Procès que de
singulières pratiques sadomasochistes pouvaient avoir lieu le soir dans « un
débarras » de sa banque… Hallucination
cauchemardesque dans les deux cas, sans doute : qui sait ?
Il
faudrait encore parler de la musique, des séances de piano à quatre mains, de
Bashung, qui ouvre et d’une certaine manière referme le récit, sans le conclure :
« Donnez-moi de nouvelles données ». C’est tout ce que l’on souhaite
à Denis Hamel : de nouvelles données… Et ce sera tout.
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Denis
Hamel, Joseph Karma
Editions
du Petit Pavé, 2022
Le
récit est suivi en Annexe d’un passionnant entretien sur la poésie.
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