mercredi 2 octobre 2019

Une plaie au milieu de la poitrine


Le jeune homme était installé torse nu à une terrasse de café. À quelques pas de distance, dansant d’une jambe sur l’autre sur le bord du trottoir, je l’observais…
J’observais ce corps bronzé, ce corps musculeux, ce corps dont il était visible que des exercices répétés dans les salles de remise en forme l’avaient sculpté : ce corps d’un mot en bonne santé et qui offrait sans honte, ni gêne le spectacle de sa bonne santé aux regards des passants.  
Mais l’important n’était pas que le jeune homme fût torse nu à cette terrasse de café – c’était après tout une après-midi d’été qui laissait une impression de blancheur diffuse nimbant la scène, le jeune homme ainsi que ses compagnons de tablée –, l’important n’était pas cette beauté virile quoique artificielle et trop parfaite : l’important était la plaie que le jeune homme avait au milieu de la poitrine, une plaie étrange d’un cercle parfait, qui semblait un trou au milieu de la poitrine et qui suintait, suppurait et dont un affreux liquide noirâtre s’écoulait sans cesse… L’important était que le jeune homme ne remarquait rien et qu’il continuait de bavarder avec ses compagnons de tablée, comme si cela allait de soi, comme s’il n’y avait pas de plaie, comme s’il était naturel de bavarder ainsi en ayant une telle plaie au milieu de la poitrine…
Que faire ? Devais-je m’approcher de la table, me pencher pour lui souffler à l’oreille qu’il y avait là visiblement quelque chose qui n’était pas normal : « Oui, excusez-moi, vous ne me connaissez pas et je ne vous connais pas, mais vous avez là au milieu de la poitrine une plaie qui n’a absolument rien de normal, qui suinte, qui suppure, et il me semble que vous devriez aller au plus vite voir un médecin… »
C’était ce qu’il aurait fallu faire et dire au plus vite… Mais personne ne semblait le remarquer dans cette lumière d’été laissant une impression de blancheur, le jeune homme pas plus que ses compagnons de tablée… Et il rayonnait, et il était le centre de tous les regards et de toutes les intentions, comme s’il présidait, comme s’il était à l’honneur : peut-être était-ce son anniversaire, peut-être avait-il réussi un examen, peut-être venait-il d’être embauché à un poste prometteur que son jeune âge ne pouvait lui laisser espérer, peut-être allait-il se marier et enterrait-il comme on dit sa vie de garçon…
Et je partis… Je courais presque, j’avais les larmes aux yeux et je bousculais les passants... Comme chassé par cette idée qu’il m’avait été donné de voir un instant même de façon symbolique, ce qu’est la vie de tout homme, qui vit justement parce qu’il ne pense pas à la mort, est en bonne santé à une terrasse de café ou en tout autre lieu, fait entouré de ses amis des projets d’avenir, est heureux peut-être et porte pourtant en lui sa mort, comme un fruit son noyau.      


Le texte appartient au recueil inédit Patchwork (2010). L’idée finale – Que tout homme porte en lui sa mort comme un fruit son noyau – est empruntée au grand poète Rainer Maria Rilke. Frédéric Perrot

 
Rainer Maria Rilke
                                                    
 Source image : franceculture.fr

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