
On
fait parfois comme si les gens ne pouvaient pas s’exprimer. Mais, en fait, ils
n’arrêtent pas de s’exprimer. Les couples maudits sont ceux où la femme ne peut
pas être distraite ou fatiguée, sans que l’homme dise : « Qu’est-ce
que tu as ? exprime toi… », et l’homme sans que la femme…, etc. La
radio, la télévision ont fait déborder le couple, l’ont essaimé partout, et
nous sommes transpercés de paroles inutiles, de quantités démentes de paroles
et d’images. La bêtise n’est jamais muette ni aveugle. Si bien que le problème
n’est plus de faire que les gens s’expriment, mais de leur ménager des vacuoles
de solitude et de silence à partir desquelles ils auraient enfin quelque chose
à dire. Les forces de répression n’empêchent pas les gens de s’exprimer, elles
les forcent au contraire à s’exprimer. Douceur de n’avoir rien à dire, droit de
n’avoir rien à dire, puisque c’est la condition pour que se forme quelque chose
de rare ou de raréfié qui mériterait un peu d’être dit. Ce dont on crève
actuellement, ce n’est pas du brouillage, c’est des propositions qui n’ont aucun
intérêt. Or ce qu’on appelle le sens d’une proposition, c’est l’intérêt qu’elle
présente. Il n’y a pas d’autre définition du sens, et ça ne fait qu’un avec la
nouveauté d’une proposition. On peut écouter des gens pendant des heures :
aucun intérêt… C’est pour ça que c’est tellement difficile de discuter, c’est
pour ça qu’il n’y a pas lieu de discuter, jamais. On ne va pas dire à quelqu’un :
« Ça n’a aucun intérêt, ce que tu dis ! » On peut lui dire :
« C’est faux. » Mais ce n’est jamais faux, ce que dit quelqu’un, c’est
pas que ce soit faux, c’est que c’est bête ou que ça n’a aucune importance. (1)
C’est que ça a été dit mille fois. Les notions d’importance, de nécessité, d’intérêt
sont mille fois plus déterminantes que la notion de vérité. Pas du tout parce
qu’elles la remplacent, mais parce qu’elles mesurent la vérité de ce que je
dis. Même en mathématiques : Poincaré disait que beaucoup de théories
mathématiques n’ont aucune importance, aucun intérêt. Il ne disait pas qu’elles
étaient fausses, c’était pire.
(1)
On pourrait objecter à Gilles Deleuze qu’il sous-estime la malhonnêteté intellectuelle,
et l’intérêt tout idéologique que trouvent certains médias à propager et asséner
le faux du matin au soir. La crapulerie de quelques détestables éditocrates,
qui ne cessent jamais d’intervenir dans ce qu’ils ont le toupet de nommer le
débat public, semble sans limites, donne le vertige… Ce « dont on crève
actuellement », en 2025, c’est de la masse insensée des discours mensongers,
dont leurs auteurs savent bien qu’ils sont mensongers, sans que cela n’ait la
moindre importance, comme le prouverait suffisamment le concept de « post-vérité ».