mercredi 1 mai 2024
lundi 29 avril 2024
A propos d'un mauvais livre sur Maurice Blanchot (note de Journal)
Ce
livre sur Blanchot, qui tout en étant mauvais, est troublant : le même
nihilisme serait toujours à l’œuvre chez Blanchot, des années 30 aux années 60.
Blanchot serait un sempiternel partisan de la Terreur, idéologique et
littéraire : il n’aurait pas varié et n’aurait seulement changé que de bord
politique… De l’extrême-droite monarchiste à l’extrême de l’extrême-gauche… L’auteur
(Philippe Mesnard) me semble toucher juste, quand il affirme que Blanchot n’a
jamais vécu que parmi les livres, dans un monde imaginaire. Mais les
conclusions qu’il en tire sont pauvres, puisqu’il n’imagine pas de discontinuité
dans le parcours de Blanchot, qui était peut-être fou ou délirant
à certaines périodes particulièrement sombres de son existence… Ce pourrait
être une hypothèse d’école ! Même son interprétation de ce qu’il nomme le narcissisme
douloureux de Blanchot n’apporte rien. Puisqu’il faudrait plus parler de
solipsisme que de narcissisme. Le solipsisme est une sorte d’aberration
philosophique – le monde existe évidemment sans moi pour le penser –, mais on
ne saurait s’en passer pour appréhender les écrits de Blanchot qui tournent
sans fin sur eux-mêmes, jusqu’au vertige… Or, Philippe Mesnard s’en
passe allégrement et j’ai cherché en vain dans son livre la moindre allusion au
solipsisme.
Mesnard
ne daigne pas envisager que le Blanchot qui participe largement à l’écriture du
Manifeste des 121 (« Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie »)
n’est pas le même, et ne peut être le même, que celui qui vilipendait Léon
Blum dans les années 30. Pour des gens comme Mesnard, jamais un homme ne change…
Ou alors c’est une imposture, un faux-semblant, quelque chose de douteux…
Ce
qui est absurde : Mesnard fait de Blanchot un homme n’ayant jamais vécu
que parmi les livres, mais n’en aperçoit pas les effets concrets : le jeu
purement littéraire, le plagiat assumé, la mise en fiction, comment Blanchot
réécrit bien plus que Kafka ou Sade, Melville ou Lautréamont par exemple, parmi
beaucoup d’autres… Combien les récits de Blanchot sont tissés de citations et
de concepts philosophiques qui sont pris pour eux-mêmes et détournés avec une
indéniable dimension ironique, le propre de l’ironie étant d’être invisible… Un
seul exemple : le dernier homme, un concept de Nietzsche, et que Blanchot semble prendre au pied de la lettre dans
le récit du même nom (Le dernier homme). Blanchot est un auteur difficile, souvent révoltant, pour le lecteur et son intelligence, son rationalisme. Le
nihilisme de Blanchot est en effet immense, mais non à la manière dont
l’imagine Mesnard, dont le livre enfin est mauvais, puisqu’on ne comprend pas
au juste ce qu’il veut prouver…
Il
me paraît faux par ailleurs de réduire philosophiquement Blanchot à Levinas
et à Hegel… Hegel n’est qu’une étape propre à sa génération, celle qui a assisté
aux cours d’Alexandre Kojève. Blanchot, comme Camus, ne s’est jamais prétendu
philosophe. Il était un littéraire – ce qui n’a rien d’injurieux pour
moi, quand il fait la connaissance de Levinas à Strasbourg, ses maîtres sont
Valéry et Proust – et un penseur, dont le seul objet serait les impasses, les
défaillances ou l’impossibilité de la pensée… Blanchot n’est peut-être grand
que par ce qu’il entrevoit, laisse à penser, et par son refus par
exemple de transiger sur Auschwitz. L’écriture du désastre.
Mais
philosophiquement Blanchot tient bien sûr la route. Il accueille avec
reconnaissance la pensée des autres, Foucault, Derrida, Deleuze… Il faut être
un imbécile pour ne pas lui reconnaître cette qualité de lecteur, la gratitude…
Blanchot n’est pas dupe de Heidegger et ses pages sur Nietzsche
restent incomparables.
Frédéric
Perrot
Cormac McCarthy (pour Sandrine)
Manu
Larcenet, La route (d’après l’œuvre de Cormac McCarthy)
Editions
Dargaud, 2024
Cormac
McCarthy, No Country for Old Men
Traduit
par François Hirsch
dimanche 28 avril 2024
dimanche 21 avril 2024
Sur L'identité de Milan Kundera
L’identité
est sans doute le roman le plus étrange de Milan Kundera. Comme chez Fellini
(en particulier Juliette des esprits), c’est l’histoire en apparence
banale d’un couple, Jean-Marc et Chantal, qui glisse au fur et à mesure, puis
de plus en plus rapidement dans le cauchemar le plus total.
On
pourrait également penser à Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick, un
cinéaste que n’aimait pas du tout Kundera, mais qui adapté d’une nouvelle
d’Arthur Schnitzler, La Nouvelle rêvée, confronte un couple à ses
propres fantasmes, ses rêves, une nouvelle à laquelle il est difficile de ne
pas penser, face aux interrogations finales d’un narrateur, double de l’auteur,
qui intervient alors en première personne : « Et je me demande :
qui a rêvé ? Qui a rêvé cette histoire ? Qui l’a
imaginée ? Elle ? Lui ? Tous les deux ?
Chacun pour l’autre ? »
Mais
reprenons depuis le début. Jean-Marc et Chantal sont un couple heureux
et équilibré, bien que Chantal soit un peu plus âgée et traverse cette phase
déstabilisante de la vie d’une femme, à savoir la ménopause, un mot que
Kundera évite avec soin tout au long du roman, mais que les troubles de Chantal
suggèrent : les bouffées de chaleur, les soudaines rougeurs… Jean-Marc et
Chantal sont un couple heureux, mais vieillissant et Chantal se sent de plus en
plus mal à l’aise, étrangère dans un monde, le nôtre, qu’elle n’aime pas, et
même déteste. Chantal travaille dans une agence de publicité, un secteur
d’activité qui est sans doute celui que Milan Kundera lui-même abominait le
plus. Chantal n’aime pas son travail et les dialogues avec Leroy, le patron de
cette agence, un ancien trotskiste qui a vendu avec enthousiasme son âme au
marché, donnent une indéniable dimension satirique à un roman, qui par ailleurs
est quasi dépourvu d’humour et où le ton est grave… Jean-Marc de son
côté, est un doux rêveur, qui a renoncé « aux ambitions »,
cite volontiers Baudelaire et dont on comprend qu’il vit pour Chantal et pour
elle seule.
Tout
commence bien sûr par une phrase mal comprise (« Les mots incompris »
constituent une partie de L’insoutenable légèreté de l’être). Chantal,
ayant assisté dans une ville du bord de mer à un défilé assez grotesque
d’hommes qu’elle juge « papaïsés », songe avec malice qu’aucun
de ces hommes qui poussent des poussettes, sont gentiment mièvres, font voler
avec bonheur des cerfs-volants comme des enfants attardés, ne se retournerait
sur elle et en arrive à cette conclusion : « Les hommes ne se
retournent plus sur moi. ». Fatiguée, elle répète un peu plus tard
cette même phrase à Jean-Marc, qui la comprend de travers et ému par ce qu’il
croit être l’aveu d’une femme vieillissante et inquiète, décide de lui écrire
des lettres, qui seraient celles d’un mystérieux admirateur. La mécanique
infernale est alors lancée. Ce qui n’était qu’un jeu innocent, à la
manière de Cyrano de Bergerac, la tentative d’un homme pour consoler sa compagne,
devient une spirale qui entraîne les deux personnages dans un cauchemar de plus
en plus profond, comme dans la nouvelle Le jeu de l’auto-stop de Risibles
amours.
La
situation s’envenime encore avec le retour inopiné de la « belle-sœur »
de Chantal, la sœur de son ancien mari, qui accompagnée de ses trois
redoutables enfants, sème le chaos dans l’appartement de Chantal et Jean-Marc.
Il me faut préciser que Jean-Marc et Chantal sont un couple sans enfant, que
Chantal a eu avec son ancien mari un fils, qui est mort à l’âge de cinq ans.
La mort rôde d’ailleurs dans ce roman à chaque coin de page ou presque… Chantal
se rend régulièrement sur la tombe de cet enfant et lui « parle »,
se confie… Chantal a dans ces occasions des pensées que nombre de bien-pensants
jugeraient sans doute scandaleuses : son plus grand chagrin, la perte de
son fils, a également permis son plus grand bonheur, la décision de divorcer et
sa rencontre avec Jean-Marc…
En
tout cas, Chantal, ayant enfin réussi à chasser sa belle-sœur et ses trois
ignobles marmots, la dispute éclate entre elle et Jean-Marc. Toutes les failles
de ce couple parfait éclatent et dès lors les événements s’enchaînent avec une
rapidité extraordinaire, qui est celle du cauchemar… C’est un véritable tour de
force de Kundera, qui en bon héritier de Kafka, mêle la réalité et le rêve
comme dans aucun autre de ses romans, à l’exception de L’insoutenable
légèreté de l’être, où les rêves de Tereza précipitent la fiction dans des
zones indécidables.
Je
ne révèlerai pas tous les éléments de ce cauchemar. Mais Jean-Marc et Chantal
se retrouvent à Londres, le premier poursuivant la seconde. Jean-Marc devient
un miséreux qui doit disputer à un autre miséreux un banc, tandis que Chantal
se découvre prisonnière dans une maison, dont toutes « les portes sont
clouées » et où a eu lieu semble-t-il un simulacre de « partouze » :
Eyes Wide Shut !
Les
deux personnages perdent leur « identité ». Chantal, nue sur
une chaise, tente en vain de se souvenir de son propre « nom »
et espère que l’homme qu’elle aime et dont elle se souvient vaguement, va crier ce nom : « Chantal ! Chantal ! Chantal ! ».
« Réveille-toi ! Ce n’est pas vrai ! »
Ce
qui est proprement incroyable dans ce roman, c’est comment en deux cents courtes
pages à peine et sans que le lecteur ne sache bien où se situe le point de
bascule à supposer qu’il y en ait un, une histoire d’amour heureuse s’est
transformée en son contraire : « Quel est le moment précis où le
réel s’est transformé en irréel, la réalité en rêverie ? Où
était la frontière ? Où est la frontière ? »
Frédéric Perrot
vendredi 19 avril 2024
lundi 15 avril 2024
Dans l'embouteillage (avec un dessin d'Alain Minighetti)
Jimmy Poussière, Alain M |
Aux abords de
la ville, il se trouve pris dans un embouteillage, il freine, ralentit
progressivement son allure jusqu’à s’arrêter et bientôt coupe le moteur, les
véhicules devant lui n’avançant plus et ayant coupé le leur.
Pour tromper
son attente, il cherche une fréquence sur l’autoradio dont les chiffres
lumineux défilent à mesure qu’il appuie nerveusement sur le bouton qui commande
la recherche… Et au bout d’un moment, comme surgissant des grésillements, il
entend une voix lointaine qui n’est pas celle du présentateur de l’émission
qu’il a l’habitude d’écouter à cette heure et sur cette fréquence… Et le
mot assassin ayant retenu son attention, il monte le volume.
La voix qui n’est décidément pas celle du
présentateur et n’est qu’à peine perceptible alors qu’il a monté le volume à
son maximum, annonce qu’un assassin activement recherché par la police aurait
été aperçu par des automobilistes pris dans un embouteillage aux abords de la
ville : l’assassin est un homme âgé d’environ soixante ans, il a de longs
cheveux blancs et porte un imperméable beige d’une coupe démodée, l’individu
est considéré comme extrêmement dangereux et il faut à tout prix éviter de
croiser son regard.
Cette dernière information lui
semble d’une absurdité obscure. Il n’est pas certain d’avoir compris, la voix
s’étant à nouveau perdue dans le grésillement dont elle avait surgi… Mais en
proie à un sentiment pénible, retirant sa ceinture, ouvrant sa portière, il
sort de sa voiture, comme pourrait le faire toute personne désireuse de savoir
où en est un embouteillage… Il doit retenir une exclamation. A une cinquantaine
de mètres, entre deux véhicules immobilisés, il aperçoit un homme, un homme qui
correspond à la description faite par la voix lointaine de la radio et il
comprend que des automobilistes, comme lui sortis de leurs véhicules, tombent
sur le sol sans un cri, à mesure que le vieil homme aux cheveux blancs qui
avance d’une démarche alerte entre les véhicules les regarde et cligne des
yeux, comme si ce simple clignement suffisait à les faire tomber sans un cri
sur le sol.
Un à un, tombent les automobilistes,
et leur façon de tomber est étrange, ils tombent comme tombe un chiffon… Ils ne
semblent même pas avoir le temps de souffrir ou de comprendre ce qui leur
arrive : ils tombent les uns après les autres, c’est un véritable massacre… Et
le vieil homme dont les longs cheveux blancs ondoient dans le vent glacé de la
nuit, avance d’une démarche alerte : tout dans son allure suggère une
satisfaction insolente, la certitude qu’il a de sa puissance et l’amusement
profond qu’il éprouve à tuer de si simple façon…
Et pris d’une épouvantable terreur,
il se jette dans sa voiture dont il enclenche le système de fermeture
automatique. Un instant, la pensée le traverse alors qu’il entend
le bruit du système automatique qu’il se prend lui-même au piège et en se
désarticulant, il tente de se cacher entre les pédales et le siège qu’avec un
geste de panique il a fait reculer… Il sait qu’au moment où l’homme aux cheveux
blancs posera son regard sur lui et clignera des yeux, il se produira ce qu’il
a vu se produire et il a envie de hurler, tant cela est à la fois injuste et
incompréhensible… Et en s’enfonçant la main dans la bouche pour se retenir de
crier, il se recroqueville encore…
Et rien ne se passe…
Il tremble de tout son corps, sa
pensée s’égare. Le vieil homme aux cheveux blancs est peut-être passé à côté de
sa voiture sans rien remarquer et osant un mouvement, il sort la tête de ses
mains et lève les yeux vers la vitre passager.
Plié en deux, l’homme aux cheveux
blancs le regarde à travers la vitre, comme on regarde un insignifiant petit
cobaye enfermé dans un aquarium et que dans un moment on empoignera pour une
expérience mortelle.
Frédéric Perrot. 2004-2024
vendredi 12 avril 2024
Victor Norek, L’Œuvre de Steven Spielberg. L’art du blockbuster
Quatrième de couverture
Capable de donner vie aux blockbusters
les plus complexes comme à des films plus intimistes, Steven Spielberg compte
depuis plus de cinquante ans parmi les cinéastes majeurs du septième art.
Derrière sa filmographie d’une grande diversité se cache une œuvre cohérente, à
la richesse parfois insoupçonnée. L’Œuvre de Steven Spielberg. L’art du
blockbuster vous invite, que vous soyez néophytes ou cinéphiles aguerris, à
porter un nouveau regard sur ses longs-métrages. De manière claire et
didactique, en se concentrant essentiellement sur la mise en scène, Victor
Norek, alias Le CinématoGrapheur, décortique film par film la réalisation de
Spielberg, les symboles et les métaphores qu’il exprime visuellement par le
langage du cinéma. Par le prisme d’axes thématiques transversaux, ce premier
volume analyse dix-sept longs-métrages du cinéaste, parmi lesquels : Minority
Report, la trilogie Indiana Jones, Rencontres du troisième type,
The Fabelmans ou encore La Guerre des mondes.
lundi 8 avril 2024
Résilience zéro (avec un dessin de Frédéric Bach)
Frédéric Bach, Résilience zéro |
« La réalité, c’est
ce qui refuse de disparaître quand on cesse d’y croire. »
(Philip K. Dick, Siva)
(Page
manuscrite retrouvée dans le portefeuille du patient après sa neutralisation. Les
italiques correspondent aux mots soulignés en rouge par le patient.)
« Ma
femme jouit dans le lit d’un autre. Plusieurs fois par jour, avec une constance
admirable, elle publie des vidéos de ses coïts acrobatiques sur un réseau
social baptisé Orgasme et compagnie.
Mon
fils aîné, ce crétin, après avoir rêvé pendant quelques mois au djihad, les
yeux rivés sur des vidéos ignobles de décapitations et autres atrocités, prétend
à présent avoir renoncé à la violence, privilégiant une pratique soft et
modérée de sa nouvelle foi. Il porte la barbe, la djellaba et vautré dans le
sofa du salon passe ses journées à fumer de l’herbe et à apprendre la langue
arabe.
Ma
fille cadette, Jeanne, la prunelle de mes yeux, s’est rasé la tête, est devenue
végane, milite pour le climat et de son côté passe ses journées à publier sur
le Net des tribunes incendiaires contre le patriarcat et les vieux mâles
blancs réactionnaires dont à l’entendre je serais une incarnation typique !
Moi le plus tolérant des pères et le plus doux des maris…
Tel
est dans ses grandes lignes le résumé de ma triste situation familiale, celle
dont je m’entretiens jusqu’à quatre fois par semaine avec mon psychanalyste :
le célèbre et très médiatique Frank Herbert. « Vu à la télé »
est-il inscrit sur chacun de ses forts volumes de réflexions, qui paraissent à
un rythme régulier, à raison de six ou sept par an, si je ne me trompe… Les yeux
mi-clos, cette sommité, ce brillant cerveau, ce colosse de la pensée
conceptuelle m’écoute, ne dit rien ou presque et j’essaie toujours d’être le
plus clair possible avec lui, même quand j’ai l’impression très fâcheuse qu’il
s’est endormi le salaud… »
(Ce
qui suit est la transcription de la houleuse séance du 22 novembre 2021, qui
devait se revéler la dernière et précéder de quelques heures le terrible passage
à l’acte du patient. Elle nous a été aimablement fournie par notre
collègue, le docteur Herbert, qui nous assure que le patient savait fort bien
que toutes les séances étaient enregistrées. Chaque mot de ce long monologue – contrairement
à ce que pourraient laisser penser certains passages de la transcription, à
aucun moment le docteur Herbert n’intervient – prend par conséquent une
signification toute particulière.
L’absence
de réaction du docteur Herbert non moins que son silence que l’avocat des
parties civiles a jugé « assourdissant », ne cessent d’ailleurs pas
d’étonner et d’interroger. L’instruction est toujours en cours.)
« Non,
je vous le répète pour la millième fois, monsieur Herbert. Je ne me soucie
nullement des frasques sexuelles de Clémence… C’est un peu humiliant certes,
les vidéos surtout, mais je n’en fais pas toute une histoire. Nous vivons
sous le même toit, l’un à côté de l’autre depuis des années et je la soupçonne
simplement d’être devenue folle, à force de courir après sa jeunesse enfuie…
Pauvre Clémence en guerre avec son âge et refaite de partout à coups de chirurgie
esthétique… »
(Silence
de quelques secondes.)
« En
revanche, et en suivant vos conseils si avisés monsieur Herbert, j’ai tenté
l’autre jour de dialoguer avec mon crétin de fils. Oui, dialoguer ! En
m’exhortant au calme, j’ai commencé par lui rappeler qu’à ma connaissance
l’herbe était toujours une substance illégale, ce qui est un premier problème, mais
qu’en outre en consommer me semblait malgré tout contrevenir aux préceptes de
sa foi… Vous remarquerez au passage monsieur Herbert combien je prends des
pincettes, pour ne surtout pas l’offenser… Ce crétin a haussé les épaules, en
marmonnant que je n’y connaissais rien. Croyant le toucher au cœur, je lui ai alors
rappelé son asthme, qui nous a tant inquiétés tout au long de son enfance. Sa
réponse m’a paru si consternante que j’ai renoncé à poursuivre…
Le
dialogue est un mythe, une fiction, une sinistre invention… Avec un grand
sourire, comme soulagé, ce crétin décérébré m’a expliqué que je n’avais pas à
m’inquiéter : son dieu qui est béni, illustre etc., dans sa grande
mansuétude, l’a guéri de son asthme… Que répondre à une telle insanité franchement ?
Plutôt que de le soulever de son sofa et de l’écrabouiller comme l’aurait
mérité ce misérable pou, je suis allé dans la cuisine me servir un verre… Car,
oui, oui, vous pouvez le noter monsieur Herbert, j’ai un peu recommencé à
boire… »
(Long
silence. Le patient tousse à deux reprises.)
« Jeanne,
quoi, Jeanne… Je n’ai pas envie de vous parler de Jeanne. Sous vos airs d’endormi,
vous êtes un sadique monsieur Herbert… Jeanne était un miracle, la plus belle
chose qui nous soit arrivée à Clémence et à moi… Et à présent, elle est maigre,
hideuse, toujours sur les nerfs à propos de tout et de rien…
Oui,
oui, je la soupçonne d’aimer les filles, et alors monsieur Herbert ? Ce
n’est pas du tout le problème… Cela me serait même relativement indifférent, si
elle avait meilleur goût… Car, son amie, Coralie, avec laquelle je la soupçonne
en effet de ne pas jouer qu’au UNO, désespère la description… Tatouée de
partout, lourde, moche. Regard vide, bovin. Cette Coralie, cette grosse vache
bonne pour l’abattoir, qui est sans cesse occupée de se curer le nez de la
façon la plus révoltante, ne doit pas avoir plus de trois mots de vocabulaire…
Et
Jeanne, Jeanne qui est si intelligente et néglige dorénavant ses études, les
savoirs académiques n’étant à l’entendre qu’une accumulation de préjugés
réactionnaires… Réactionnaire est le mot
que Jeanne a sans cesse en bouche, en même temps que l’une de ses horripilantes
sucettes véganes, que j’ai toujours envie de lui retirer, quitte à la lui
arracher… Cela va trop loin… Avant-hier, croyant sans doute me faire plaisir,
elle a eu cette phrase sidérante, je cite : Ce n’est pas ta faute
papa… Maman aussi est réactionnaire avec son goût du phallus… »
(Silence
d’une trentaine de secondes, ponctué de bruits indistincts.)
« Je
vous le demande sincèrement monsieur Herbert : suis-je le seul être sensé,
dans cet asile de fous qu’est devenue ma propre maison ?
Quoi,
la résilience… Qu’est-ce que vous essayez de me vendre au juste monsieur
Herbert ? Vous voulez que j’achète des bouquins de votre collègue de
plateaux Boris Cyrulnik, c’est ça ? Je devrais prendre sur moi, c’est ça… Surmonter
l’épreuve, qui me grandira, c’est ça… Ne renoncez pas au bonheur. Entre vous et
le monde, choisissez le monde. Ce genre de formules creuses qui ne
veulent rien dire… Et ne pas m’en faire d’entendre toute la journée ma femme gueuler
Orgasme, mon fils Allah est grand et ma fille Réactionnaire !
Vous
êtes un escroc, monsieur Herbert ! La résilience, pour ce que j’en sais, c’est
trop sucré, c’est comme une pâte de fruits, écœurant et dégueulasse… Philosophie
de bazar et slogan publicitaire pour temps consumériste…. Prenez sur vous,
adaptez-vous ! Je n’ai pas envie d’être résilient, moi… Ce sera résilience
zéro, moi. Quand on entend un même mot partout du matin au soir, qu’un ministre
quelconque vous parle même de plans de relance et de résilience, il faut se méfier…
Je
n’oublie rien, je ne pardonne rien, moi monsieur Herbert, je ne m’avoue pas
vaincu, moi monsieur Herbert, et vous ne me reverrez plus… Je me battrai
jusqu’au bout ! Je leur ferai entendre raison à tous, même si je dois en devenir
fou… Votre chèque, quoi votre chèque ? Vous voudriez que je vous paie en
plus ? »
(Bruit
d’une chaise qui se renverse, d’un mouvement confus et d’une porte qui claque.
Cris du docteur Herbert à l’adresse du patient pour le retenir. Ainsi se
termine l’enregistrement.)
Ce récit satirique a été écrit en
2022. Frédéric Perrot
dimanche 7 avril 2024
Il y a trente ans Kurt Cobain
La Chaouée, Metz |
Pour
écouter Something in the way :
vendredi 5 avril 2024
Lautréamont (portrait par Michel Meyer)
Il
est beau comme la rétractilité des serres des oiseaux rapaces ; ou encore,
comme l’incertitude des mouvements musculaires dans les plaies des parties
molles de la région cervicale postérieure ; ou plutôt, comme ce piège à rats
perpétuel, toujours retendu par l’animal pris, qui peut prendre seul des
rongeurs indéfiniment, et fonctionner même caché sous la paille ; et
surtout, comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine
à coudre et d’un parapluie.
Lautréamont, Les Chants de Maldoror, Chant VI
samedi 30 mars 2024
Une nuit, Myriad (pour Nicolas)
« Donnez-moi
des nouvelles données… »
Alain
Bashung
Une
nuit, agacé de lui-même et ulcéré par le souvenir d’une conversation qu’il
avait dû subir la veille, Myriad abandonna le roman qu’il lisait et quitta
l’appartement.
« Nous
ne sommes fous que la nuit, se disait-il en allant d’un bon pas, soucieux
seulement de disperser son moi au hasard des rues, et c’est bien regrettable…
Que ne pourrions-nous faire, si nous rêvions à toute heure du jour ? La
vie sans doute serait toute différente et l’habitude ne nous ferait pas baisser
la tête… Quand on cesse de ressentir, il faut se taire. Qui disait ça ?
Parler, parler, quel ennui… Et quel affreux comédien, on devient alors… Moi, si
j’avais un peu de courage, je me coudrais les lèvres avec des fils noirs et
emmêlés, pour ne plus jamais parler. On nous réclame sans cesse des actes. Ce
serait une manière bien nette de marquer mon désaccord, mon refus… Mais bien
sûr, j’aurais peur que cela me fasse mal. J’ai peur de la douleur et l’on ne
fait rien quand on a une telle peur… »
Son
errance inconsciente l’avait conduit en périphérie de la ville, dans un
quartier où il ne se serait jamais aventuré dans d’autres circonstances. Tout
au long du trottoir, il y avait des carcasses de voitures brûlées et Myriad
songeait qu’elles ressemblaient à de ridicules dépouilles d’animaux
antédiluviens. Les bâtiments eux-mêmes étaient noirs de crasse et paraissaient
tous plus ou moins sur le point de s’effondrer comme de misérables châteaux de
cartes. Myriad pensait qu’il aurait sans doute suffi d’un bon coup de vent pour
que ce sinistre quartier tombe en poussière. Cela n’aurait pas été un drame, il
fallait parfois faire place nette, afin de repartir sur des bases différentes.
Il n’y avait par ailleurs nulle trace d’une présence humaine et même les
sempiternels vandales devaient être occupés à piller dans quelque autre endroit
de la ville. Myriad n’avait pas d’opinion particulière au sujet de cette flambée
de violence et de tous ces affrontements qui avaient éclaté partout dans le
pays, il manquait d’informations vérifiables et comme à peu près
quatre-vingt-dix-neuf pour cent de ses concitoyens, et même s’il travaillait
pour elles, il ne croyait plus un mot de ce que racontaient les autorités. La
défiance régnait, les pillards pillaient et les forces de l’ordre gazaient et
matraquaient à qui mieux mieux : c’était à peu près tout ce que
l’on pouvait en dire… Ce n’était pas très intéressant et cela se répétait à
intervalles réguliers depuis des années selon un schéma toujours sensiblement
identique. On s’étonnait seulement qu’il y eût encore quelque chose à brûler et
à piller…
« Moi,
je suis un privilégié, se disait-il, je ne suis ici que par hasard, j’ai un
appartement dans ce que l’on continue de nommer par paresse intellectuelle le
centre-ville, un appartement que je loue pour un loyer exorbitant et qui
ressemble plutôt à une cellule tant il est hypersécurisé, un appartement dans
lequel je devrais en fait me trouver à cette heure précise de la nuit, pour
travailler, engranger encore des données sur mon Collab dix-septième
génération… S’ils savaient qu’au lieu de cela, je passe mes nuits à lire des
romans, j’aurais sans doute quelques soucis… Mais même le contrôle ne peut être
absolu… Les autorités manquent de personnels compétents et les machines aussi
sophistiquées soient-elles ne peuvent pas tout faire… Il faudra toujours des
imbéciles diplômés dans mon genre pour vérifier que le système général ne
dysfonctionne pas de façon trop colossale… Et s’il fallait encore vérifier le
travail des vérificateurs, on n’en sortirait plus… »
Un
bruit indistinct se fit entendre, l’arrachant à ses méditations sur l’ineptie
de son activité professionnelle, et Myriad chercha à en déterminer la
provenance et la nature exacte… Avec un sourire amer, il songeait que dans l’un
de ces mauvais films d’anticipation comme on en tournait tant par le passé, à
cet instant précis, à coup sûr aurait surgi des ténèbres quelque personnage incongru,
une petite fille en guenilles par exemple, au visage noir de saleté, qui
craintivement s’approcherait de l’anti-héros solitaire et désabusé : ce
qui ne manquerait bien sûr pas de toucher au cœur le dit anti-héros, dont
chacun pouvait soupçonner que sous sa rude carapace, il dissimulait au fond une
âme sensible ! Comme ces films étaient tous d’un humanisme et d’un
optimisme qui confinaient à la sottise, cette rencontre improbable, celle du
cynisme froid et de l’innocence outragée, ne tarderait pas à provoquer dans la
conscience de l’anti-héros un mouvement de révolte le conduisant à remettre en
question tout son mode de vie et à se soulever contre l’ignoble système dont il
avait été jusqu’alors un serviteur zélé. Cette soudaine illumination était en
général accompagnée d’un tonnerre de musique larmoyante, au moment où
l’anti-héros tendait la main à la petite fille ou la prenait simplement dans
ses bras pour la porter à travers les ruines de l’ancienne civilisation...
Mais
il n’y avait personne : ce n’était pas une attendrissante petite fille aux
grands yeux clairs, seulement un énorme rat, que Myriad considéra avec autant
de stupeur que de dégoût. Il y avait donc encore des rats, on ne les avait pas
tous mangés… Il y avait donc encore des rats, et même en excellente santé, si
on en jugeait par la taille et la corpulence de celui-ci… L’odieux animal avait
surgi de quelque coin obscur et sans montrer le moindre signe de peur,
fouillait dans un tas d’immondices, à quelques pas à peine de Myriad.
« Tu
as de la chance, mon ami ! Si je n’étais pas qu’un médiocre serviteur
docile, un lecteur de romans, je te prie de croire que je te réglerais ton
compte avec sauvagerie ! Empoignant cette bouteille vide que je vois là
sur le sol, j’en briserais le cul sur un coin de mur et armé de ce redoutable
tesson, je me ferais un plaisir de me jeter sur toi pour t’éventrer et faire
jaillir de toi ton sang pestilentiel… Puis, en te saisissant par ton horrible
queue comme le divin Maldoror saisissait ses victimes par leur chevelure, en
tournant sur moi-même, je te lancerais au loin, hors de ma vue… Mais tu as de
la chance, mon ami, tu as de la chance, crois-moi ! Il est bien évident
hélas que je suis si peu habile de mes mains qu’en brisant le cul de la
bouteille, je ne manquerais pas de me blesser et de m’ouvrir les paumes !
Ce n’est pas ton sang qui jaillirait, mais le mien, rouge sombre… Quant à
t’attraper par la queue, il ne saurait en être question, je n’ai ni gants, ni
gel désinfectant et je frissonne de dégoût à l’idée de ce seul contact… »
Une
main sur le cœur, comme s’il déclamait un texte pour quelque public invisible,
Myriad se sentit soudain ridicule. Le rat lui-même, sans doute lassé par cette
harangue, avait disparu, sans demander son reste.
« Oui,
la douleur et le ridicule, voilà ce que j’ai toujours redouté, se disait-il en
s’éloignant d’un pas moins assuré, et c’est pour cela que je n’ai jamais rien
osé, pour secouer mes chaînes, quel cliché de poètes, ou simplement accomplir
un premier mouvement réel… Non, non, tu vas rentrer chez toi, dans ton
appartement hypersécurisé, dormir un peu à coups de somnifères… Puis, en te
réveillant nauséeux, inévitable effet secondaire, tu vas passer une journée de
plus en visioconférence avec des imbéciles diplômés dans ton genre… Toujours
les mêmes histoires, les mêmes petites mesquineries, les mêmes blagues salaces
de célibataires excités devant leurs écrans, leur Collab dix-septième
génération… Tu n’écouteras que d’une oreille distraite, tu feras ton possible
pour ne pas te mêler à ce flot virtuel de stupidités… Tu ne diras rien, tu ne
prononceras pas un mot, tu ne parleras pas… Et peut-être qu’à un moment ou à un
autre, malgré tes maux de tête, tu te souviendras qu’une fois n’est pas
coutume, tu as passé la nuit dehors… »
Frédéric
Perrot
mardi 26 mars 2024
Chercheurs d'échos (pour Gilles)
Dans des systèmes éloignés
À des distances inconcevables
Ils cherchent des ombres et des échos
Sont en quête de la connaissance et de la
beauté
Font tant de découvertes déconcertantes
Des mondes prodigieux
Et des planètes géantes
Insoupçonnées
Donnent à l’imaginaire
De plus vastes horizons
Et des objets nouveaux
À notre réflexion
Sous la surface glacée d’Encelade
Sixième lune de Saturne
Aux mystérieux anneaux
Il semble qu’il y ait un océan
Frédéric Perrot
jeudi 21 mars 2024
Le rêveur et ses créatures
Les
monstres issus du délire de ses rêves siègent silencieusement autour de son
lit, épient son sommeil, qui se trouble : il se réveille ! Les
étranges créatures, toutes plus composites et infâmes les unes que les autres,
commencent à remuer, comme prêtes à fondre ensemble pour l’étouffer,
l’énucléer, l’émasculer, le dévorer… Au loin, des cris
épouvantables, des grognements, des halètements et des chuintements se font
entendre, comme si sa chambre était devenue aussi vaste que la nuit et plus
terrible qu’une jungle.
« Vous
n’existez pas, gémit le malheureux rêveur en se recroquevillant pour parer au
moins les premiers coups de griffes, toutes autant que vous êtes, créatures
venues des confins de l’univers comme dans un conte de Lovecraft, je vous ai
inventées, vous ne pouvez exister en dehors de moi et des pages où pour
m’amuser, j’ai consigné vos méfaits et vos impensables massacres ! C’est
impossible, vous n’existez pas, vous ne pouvez exister, vous n’êtes que des
créatures de papier, vous ne sauriez être dotées d’un corps et me menacer réellement…
Reculez, reculez, créatures illusoires, nées de mon goût pour les récits
d’épouvante ! Mais qui pousse la porte de ma chambre ? Non, non, ce
n’est pas possible : l’homme au parapluie noir ! La pire de mes
inventions… Qui m’a effrayé tant de fois dans mon sommeil ! Je te
reconnais brute épaisse, je te reconnais Maudit ! Chassé de ta planète par
un peuple sage qui répugnant à la peine de mort t’a condamné à l’exil
éternel ! Le hasard contrevenant à la sagesse, le sarcophage où tu étais
enfermé a dévié de sa route pour une raison inconnue et s’est écrasé au beau
milieu d’un champ de Picardie à quelques kilomètres à peine de Crèvecœur, le 27
juillet 2027 ! Pas de chance pour la France, ce pauvre pays provincial déjà
mal en point… De folles rumeurs ont couru sur ce bizarre accident, enflammant
l’opinion publique, le gouvernement dont tous les membres n’en menaient pas
large a voulu faire croire à une simple météorite, mais des images ont circulé,
montrant une sorte de long cigare hyper-technologique, d’une technologie qui
n’était pas de ce monde, et beaucoup savaient que lorsqu’il a été sorti
de terre, le sarcophage, comme l’avait nommé un journaliste, était vide
et que selon toute apparence quelque chose s’en était échappé… Je savais, mais
je n’étais pas le seul, dès le 15 août, comme moi, des milliers, des millions
de personnes ont commencé de faire chaque nuit des cauchemars aussi atroces
qu’identiques – un phénomène inouï, qui devait relever de la manipulation
psychique ou de l’hypnose collective –, comme des millions d’autres donc, je
savais, je savais que tu étais en liberté… Dans les semaines, les mois
qui ont suivi, la France et l’Europe entière ont compris combien cette liberté
était effroyable et combien ton désir de vengeance après des siècles de
demi-sommeil était tout bonnement inapaisable… Moi, qui n’avais jamais cru au
Mal incarné, qui me semblait une absurdité philosophique, un relent de
ténèbres, je devais, à la lecture des journaux, revoir mon jugement : la
liste de tes victimes s’allongeait chaque jour, devenant vertigineuse, car comme
un vulgaire psychopathe, tu avais soin de les marquer d’un signe étrange
au milieu du front et il était certain que chacune d’entre elles était morte
dans d’innommables souffrances… Dans ton sillage mortifère, revenaient les plus
abjectes superstitions religieuses : on analysait sans fin ce signe
mystérieux, on lui donnait même des significations toutes plus absurdes les
unes que les autres, comme d’habitude face au péril l’humanité, ou du moins
l’Europe bavardait, mais je savais que tu étais seulement un guerrier de
la plus sombre espèce, un génocidaire brutal et insaisissable, qui jouissait de
tuer… Tu échappais à toutes les poursuites, tu semblais pouvoir être à
plusieurs endroits à la fois d’un bout à l’autre du vieux continent, ce n’était
sans doute qu’une illusion, et pour les esprits faibles, tu paraissais une
sorte de dieu, mais un dieu dément, la pire des combinaisons… Comme tu
ne sévissais que sur le continent européen et semblais choisir tes victimes,
les habituels imbéciles proclamaient que tu étais à coup sûr un djihadiste, une
création d’un Islam conquérant, une arme de guerre conçue dans quelque laboratoire
secret de Téhéran ou d’ailleurs ! Comme toujours face au péril
l’humanité, ou du moins l’Europe retombait dans la bêtise et la sénilité… Ce
n’était vraisemblablement qu’une question de température ou d’humidité. Tu
étais déjà étranger à cette planète, et peut-être ne pouvais-tu t’étourdir que
dans un climat relativement tempéré… Cependant, même ta pulsion de destruction
avait ses limites, tu n’étais pas un dieu, mais un être de chair, qui mourrait
un jour… Et te voilà dans ma chambre ! Quelle absurdité… Même si tu m’as
terrorisé tant de fois dans mes rêves, je sais que tu n’existes pas. Tu n’es
qu’une projection de mon cerveau fatigué et de mes angoisses… Je t’ai inventé, j’ai
inventé ton histoire, les crimes effroyables que tu as commis sur ta planète et
sur combien d’autres… Et ta condamnation et ton masque de fer, qui doit couvrir
l’atroce plaie mouvante qu’est devenu ton visage… Même ton parapluie, qui
semble si incongru, est le souvenir d’un roman, un roman russe si tu veux
savoir… Tu n’existes pas, je t’ai inventé. Maintenant va-t’en ! Disparais…
Mais non, non, ne t’approche pas ! »
Frédéric
Perrot
vendredi 15 mars 2024
Louisa, pauvre Louisa
Non,
non, tu n’avais pas le droit de faire ça, tu n’avais pas le droit de faire ça à
Louisa, pauvre Louisa ! Dois-je te rappeler que Louisa est mon amie,
qu’elle avait confiance en moi ? Comment vais-je pouvoir la regarder à
présent ? Non, non, tu n’avais pas le droit, je n’en reviens pas… Pauvre
Louisa ! Malgré son intelligence, ce n’est encore qu’une enfant
naïve : elle a la moitié de ton âge, elle pourrait être ta fille… Non,
non, je ne suis pas comme toi, je ne fantasme pas sur des gamines qui ont la
moitié de mon âge, qui pourraient être ma fille, je sais me tenir, moi !
Et ne va surtout pas me dire qu’elle l’a voulu ! C’est impossible !
Je suis au regret de te le dire, mais tu n’es pas son genre, tu ne peux
absolument pas être son genre, regarde-toi, regarde-toi un instant ! Raisonnablement,
tu ne peux faire envie à personne, et tu l’as entortillée, dans tes filets,
dans tes discours, tu as profité de sa naïveté et du fait qu’elle t’admire… Si,
si, elle t’admire, pauvre Louisa ! Elle t’admire parce qu’il y a au moins
dix ans, tu as écrit quelques articles prétentieux que trois ou quatre
personnes, et elle, ont lus… Et ne va surtout pas me dire qu’elle l’a
voulu ! C’est impossible ! Je parie que tu l’as fait boire : c’est
bien ton style ça ! Tu es comme l’un de ces ignobles serpents que
nous avons vus à l’aquarium, tu t’enroules autour de tes proies pour les
étouffer… Jamais aucun scrupule, jamais aucun remords. Comment un boa
pourrait-il avoir des remords ? Quoi ? Non, non, je ne délire
pas ! Je sais que tu l’as fait boire… Comme l’autre écervelée… Comment
s’appelait-elle déjà ? Belinda, oui, c’est ça, Belinda, la blonde
vénitienne stupide comme une tête de gondole : ce qui prouve, soit dit
entre nous, que tu n’as aucun goût et que tu te jettes sur tout ce qui bouge… Tu
n’étais pas son genre non plus et tu as dû la droguer, dissoudre un truc dans
son verre… La sempiternelle histoire, de tes amours clandestines… Mais tu as eu
chaud sur ce coup-là ! Aussi bête soit-elle, une fille qui se réveille à
poil dans un lit, avec un affreux mal de tête, ne se souvient de rien, mais se
sent sale, salie, aussi bête soit-elle, elle soupçonne qu’il s’est passé
quelque chose de louche, tu as eu chaud sur ce coup-là, elle aurait pu porter
plainte, elle aurait dû porter plainte, nous n’en serions pas là aujourd’hui,
d’autres auraient parlé, la liste se serait révélée longue et tu aurais fini de
nuire… Oh, Louisa, pauvre Louisa !
Février – mars 2024. Frédéric Perrot