mardi 17 juin 2025

Une publication de Marie-Anne Bruch sur son blog, La Bouche à Oreilles

Un grand merci à la poétesse Marie-Anne Bruch d’avoir consacré ce jour une publication de son excellent blog, La Bouche à Oreilles, aux deux musiques et vidéos réalisées par l’ami Nicolas Schiochet à partir de mes poèmes : Edition spéciale et Chaque planète que nous abordons est morte. Frédéric Perrot 

Pour voir la publication :

https://laboucheaoreilles.wordpress.com/2025/06/17/deux-videos-sur-des-poemes-de-frederic-perrot/

Pour lire le poème de Marie-Anne Bruch, Laissez l’horizon tranquille :

https://beldemai.blogspot.com/2021/12/laissez-lhorizon-tranquille-un-poeme-de.html




dimanche 8 juin 2025

Gilles Deleuze, Le couple déborde (un extrait de Pourparlers)

 



On fait parfois comme si les gens ne pouvaient pas s’exprimer. Mais, en fait, ils n’arrêtent pas de s’exprimer. Les couples maudits sont ceux où la femme ne peut pas être distraite ou fatiguée, sans que l’homme dise : « Qu’est-ce que tu as ? exprime toi… », et l’homme sans que la femme…, etc. La radio, la télévision ont fait déborder le couple, l’ont essaimé partout, et nous sommes transpercés de paroles inutiles, de quantités démentes de paroles et d’images. La bêtise n’est jamais muette ni aveugle. Si bien que le problème n’est plus de faire que les gens s’expriment, mais de leur ménager des vacuoles de solitude et de silence à partir desquelles ils auraient enfin quelque chose à dire. Les forces de répression n’empêchent pas les gens de s’exprimer, elles les forcent au contraire à s’exprimer. Douceur de n’avoir rien à dire, droit de n’avoir rien à dire, puisque c’est la condition pour que se forme quelque chose de rare ou de raréfié qui mériterait un peu d’être dit. Ce dont on crève actuellement, ce n’est pas du brouillage, c’est des propositions qui n’ont aucun intérêt. Or ce qu’on appelle le sens d’une proposition, c’est l’intérêt qu’elle présente. Il n’y a pas d’autre définition du sens, et ça ne fait qu’un avec la nouveauté d’une proposition. On peut écouter des gens pendant des heures : aucun intérêt… C’est pour ça que c’est tellement difficile de discuter, c’est pour ça qu’il n’y a pas lieu de discuter, jamais. On ne va pas dire à quelqu’un : « Ça n’a aucun intérêt, ce que tu dis ! » On peut lui dire : « C’est faux. » Mais ce n’est jamais faux, ce que dit quelqu’un, c’est pas que ce soit faux, c’est que c’est bête ou que ça n’a aucune importance. (1) C’est que ça a été dit mille fois. Les notions d’importance, de nécessité, d’intérêt sont mille fois plus déterminantes que la notion de vérité. Pas du tout parce qu’elles la remplacent, mais parce qu’elles mesurent la vérité de ce que je dis. Même en mathématiques : Poincaré disait que beaucoup de théories mathématiques n’ont aucune importance, aucun intérêt. Il ne disait pas qu’elles étaient fausses, c’était pire.

 

 

(1) On pourrait objecter à Gilles Deleuze qu’il sous-estime la malhonnêteté intellectuelle, et l’intérêt tout idéologique que trouvent certains médias à propager et asséner le faux du matin au soir. La crapulerie de quelques détestables éditocrates, qui ne cessent jamais d’intervenir dans ce qu’ils ont le toupet de nommer le débat public, semble sans limites, donne le vertige… Ce « dont on crève actuellement », en 2025, c’est de la masse insensée des discours mensongers, dont leurs auteurs savent bien qu’ils sont mensongers, sans que cela n’ait la moindre importance, comme le prouverait suffisamment le concept de « post-vérité ».


jeudi 5 juin 2025

René Char, Fastes


 

L’été chantait sur son roc préféré quand tu m’es apparue, l’été chantait à l’écart de nous qui étions silence, sympathie, liberté triste, mer plus encore que la mer dont la longue pelle bleue s’amusait à nos pieds.

 L’été chantait et ton cœur nageait loin de lui. Je baisais ton courage, entendais ton désarroi. Route par l’absolu des vagues vers ces hauts pics d’écume où croisent des vertus meurtrières pour les mains qui portent nos maisons. Nous n’étions pas crédules. Nous étions entourés.

Les ans passèrent. Les orages moururent. Le monde s’en alla. J’avais mal de sentir que ton cœur justement ne m’apercevait plus. Je t’aimais. En mon absence de visage et mon vide de bonheur. Je t’aimais, changeant en tout, fidèle à toi.


mardi 3 juin 2025

L'éclaircie (pour Cyril et Élise)


 

Après l’orage et les feux d’artifice, le vent chasse les nuages, est signé l’armistice : le ciel est réconcilié avec le jour.

Venu du village pour tituber dans le crépuscule mauve, l’élagueur taille les ronciers, les broussailles. Malgré sa lourde ivresse, ses gestes sont précis et la sueur au front, accomplit son travail…

Une soudaine éclaircie lui fait apercevoir deux amants renversés sous les arbres, dans l’herbe humide, scintillante de rosée. Leurs gestes sont précis, ils savent leur histoire et la nuit s’avançant, n’ont de cesse de se réconcilier.

Ils s’aiment et s’aiment encore, sous le regard vitreux du pauvre homme de peine, qui retient une larme et s’en va ; quand dans le silence nauséeux du soir, éclate un rire sauvage.


 Le texte appartient au recueil Les heures captives (décembre 2012). Frédéric Perrot

samedi 31 mai 2025

Clint Eastwood a 95 ans, Gorillaz, etc.

Clint Eastwood (portrait par Eric Doussin)

 

            Pour écouter Clint Eastwood par Gorillaz :

            https://youtu.be/I7yqFVEvdY0?si=RQ8c0BC85WIG74hh 


vendredi 23 mai 2025

Pulp, Spike Island, More

Jarvis Cocker, portrait par Anthoni

 

        Ce sera une brève ! Vingt-quatre ans après We love life, Jarvis Cocker et Pulp, sont de retour, avec un nouvel album, More, annoncé pour le 6 juin. Spike Island est un excellent single. Cerise sur le gâteau : l’album est produit par le très couru James Ford, Gorillaz, Fontaines D.C., Depeche Mode.

            

            Pour écouter Spike Island :

            https://youtu.be/XvTY53ZIqxw?si=xtQ6a0COb7VNywEI

mardi 20 mai 2025

Séverine Chevalier, Théorie de la disparition (un extrait, pour Michel)


 

Je vois votre dos courbé, et il m’émeut, votre dos, il m’émeut au point d’avoir envie de pleurer, moi qui n’ai ni pleuré de rire ni pleuré de tristesse ou de joie ou d’affection ou de rien depuis bien longtemps, je crois. Votre dos, je ne peux cesser d’écrire ce mot, est-ce la sensation de mouillé, est-ce sa courbure, son épaisseur si concrète, me rappelle l’ours de la fosse du Jardin des plantes, pendant les inondations de Paris et de sa banlieue, en 1910. De tout le lot de photographies que j’ai trouvé aux puces, avant mon mariage avec Mallaury, je n’ai conservé que celle-ci. On le voit à moitié dans l’eau, la tête penchée. Au-dessus, on distingue une petite foule avide d’impressions fortes, pressée contre la grille, à l’observer en surplomb. C’est poignant.

Une fois, je l’ai montrée à Mallaury. Il connaissait l’histoire de cette crue, qu’il m’a racontée. Il a aussi dit : si seulement les entrepôts pouvaient être submergés aujourd’hui comme les stocks des éditeurs et libraires de l’époque, ça écrémerait salutairement la production actuelle. Nous n’avons pas parlé de l’émotion qui m’a saisie, qui me bouleverse encore, quand je la regarde.

Je vois votre dos, et je pense à celui de l’ours. Vous n’êtes pas un bel animal pris par les eaux, vous n’avez pas peur du danger, vous travaillez dans ce restaurant où nous mangeons et buvons et où après un gage d’adolescent à peine pubère des autrices s’embrassent, vous lavez le sol des toilettes, et je vous regarde le laver, je suis restée debout près de la porte, je distingue maintenant un petit chemin non nettoyé qui pourrait mener jusqu’à une des toilettes, toutes sont ouvertes, il n’y a personne d’autre que nous, vous qui lavez, moi qui vous regarde, je ne sais plus bien pourquoi je suis entrée ici, je reste, c’est tout, à vous regarder alors que vous ne me voyez pas, pas encore, non, on ne se voit pas, on ne se voit pas encore.

Je vous regarde laver le sol, et voici ce qu’il me semble : vous n’agissez pas parce que le protocole indique son exécution comme ci ou comme ça, pour vous conformer, affecter d’avoir une occupation, répondre aux ordres du chef, pour un bonus sur votre salaire ou montrer du zèle au risque de déplaire aux collègues, car normalement votre emploi se résume strictement à celui, selon la fiche de poste, de serveur, vous vous comportez ainsi parce que vous voulez prendre soin.

Vous voulez, aimer.    

 

 

Séverine Chevalier, Théorie de la disparition

La Manufacture de livres, janvier 2025

jeudi 15 mai 2025

Arthur Rimbaud, Vagabonds

 

Pitoyable frère ! Que d’atroces veillées je lui dus ! « Je ne me saisissais pas fervemment de cette entreprise. Je m’étais joué de son infirmité. Par ma faute nous retournerions en exil, en esclavage. » Il me supposait un guignon et une innocence très bizarres, et il ajoutait des raisons inquiétantes.

Je répondais en ricanant à ce satanique docteur, et finissais par gagner la fenêtre. Je créais, par-delà la campagne traversée par des bandes de musique rare, les fantômes du futur luxe nocturne.

Après cette distraction vaguement hygiénique je m’étendais sur une paillasse. Et, presque chaque nuit, aussitôt endormi, le pauvre frère se levait, la bouche pourrie, les yeux arrachés, – tel qu’il se rêvait ! – et me tirait dans la salle en hurlant son songe de chagrin idiot.

J’avais en effet, en toute sincérité d’esprit, pris l’engagement de le rendre à son état primitif de fils du Soleil, – et nous errions, nourris du vin des cavernes et du biscuit de la route, moi pressé de trouver le lieu et la formule.

 

vendredi 2 mai 2025

Albert Cossery, Mendiants et orgueilleux (un article de Marie-Anne Bruch)

 


    Pour lire le très bon article de Marie-Anne Bruch sur le roman d’Albert Cossery, Mendiants et orgueilleux, que l’on peut légitimement tenir pour un chef-d’œuvre méconnu :

https://laboucheaoreilles.wordpress.com/2025/03/21/mendiants-et-orgueilleux-dalbert-cossery/

Éros et Thanatos sont dans un bateau (un documentaire de Michel Meyer, le 8 mai, au Divanoo)

 

Michel Meyer, Good Night, 2022


Éros et Thanatos sont dans un bateau

un documentaire de Michel Meyer

 

le jeudi 8 mai, à 20h, au DIVANOO, à Bischheim

- une exploration du continent dépressif -

 

La dépression est un mot valise, comme tous les mots, et évoque un phénomène très répandu, en France comme ailleurs, qui explique sans doute le succès d’un Houellebecq, l’écrivain dépressif de la dépression pour déprimé.e.s.

 

Le film ne parle pas de la pathologie lourde, mais de celles issues des revers de la vie, qui sont, avec un peu de distance, réellement passionnantes, à vivre comme des moments de gestation profonde.

 

Il est également question de dépression sociétale, plus perverse, induite par des événements comme l’érosion des régimes démocratiques, ou le conflit israélo-palestinien, la COVID, ou encore simplement les réseaux sociaux, tout ce qui clive ou divise le corps social, et interroge le monde contemporain. Ce sont des questions qui ne se posent pas dans ce film, qui a dix ans, et est travaillé par d'autres problématiques.

 

Le film n’est pas anxiogène, il est même souvent drôle, car l’humour a partie liée avec le malheur, comme le savent les clowns et les humoristes.

 

C’est un film de paroles et d’images, qui se passe à Strasbourg, Paris et Marseille.

 

                                                                                        Texte de Michel Meyer


jeudi 24 avril 2025

Au sortir d'un vernissage désolant (pour Valentine)


Au sortir d’un vernissage désolant


    La solitude m’empoisonne, me dit l’homme en m’agrippant au col, au sortir d’un vernissage désolant. Son visage trop près du mien me paraît granuleux, crevassé, d’une rougeur pénible, comme la surface d’une planète lointaine. C’est une maladie que j’ai, contre laquelle il n’y a aucun remède, un mal incurable, mais qui n’a même pas le mérite d’être mortel… Pour en précipiter la fin, il faudrait que j’y mette moi-même la main. Or, cela, je ne le peux pas, j’ai peur que cela fasse mal, comme disait Stendhal ou je ne sais qui… En le repoussant un peu – car malgré les pastilles à la menthe dont comme tous les ivrognes honteux il semble faire un usage immodéré, il a mauvaise haleine – je lui enjoins de retrouver son calme et plus de mesure dans ses paroles, tant il est toujours un brin répugnant l’être qui dépose dans la balance la menace de son anéantissement… Qui veut mourir ne le dit pas. C’est son secret, un secret qu’il gardera jalousement jusqu’au bout… Mais peut-être n’a-t-il pas tout essayé ? Peut-être existe-t-il pour lui une issue ? Chacun à sa manière cherche une issue… Bien malgré moi sentencieux, je me perds dans des considérations générales qui ne peuvent lui être d’aucun secours et l’homme m’écoute distraitement, avec un fin sourire ironique, de même qu’on écoute un phraseur engoncé dans ses mots et leur banalité. Réalisant que mon bavardage l’ennuie, je me tais et d’un coup m’éloigne à pas précipités, comme chassé au hasard des rues, loin des vives lumières et des architectures pompières du musée d’art moderne… Au moins, au moins, aurais-je eu la délicatesse de ne pas entrer dans son jeu, en faisant étalage de mes propres souffrances.


 

                                                                  Frédéric Perrot

mercredi 23 avril 2025

Un rêve dans un rêve (un poème d'Edgar Poe)


 

Tiens ! ce baiser sur ton front ! Et, à l’heure où je te quitte, oui, bien haut, que je te l’avoue : tu n’as pas tort, toi qui juges que mes jours ont été un rêve ; et si l’espoir s’est enfui en une nuit ou en un jour, – dans une vision ou aucune, n’en est-il pour cela pas moins PASSÉ ? Tout ce que nous voyons ou paraissons n’est qu’un rêve dans un rêve.

 

 

Je reste en la rumeur d’un rivage par le flot tourmenté et tiens dans la main des grains du sable d’or – bien peu ! encore comme ils glissent à travers mes doigts à l’abîme, pendant que je pleure – pendant que pleure ! O Dieu ! ne puis-je les serrer d’une étreinte plus sûre ? O Dieu ! ne puis-je en sauver un de la vague impitoyable ? TOUT ce que nous voyons ou paraissons, n’est-il qu’un rêve dans un rêve ?

 

 

                                               Traduction de Stéphane Mallarmé.

mardi 22 avril 2025

En équilibre instable

 

En équilibre instable

 

Libéré des lubies et obsessions bourgeoises, indifférent à l’inutile luxe langagier des pensées indigentes, balivernes prétendument modernes énoncées avec le sérieux d’un enfant capricieux, en équilibre instable, sur un fil je demeure, répudiant d’un même geste les obscures traditions et les fausses lumières, éperdument insoucieux de ce qui préoccupe mes contemporains avec tant de fureur.

 

Assez joué les funambules

 

       Cette misérable femme de drame après avoir monopolisé la parole, écrasé de son mépris ses interlocuteurs, balayé comme bagatelles les règles tacites de tout échange, cette misérable femme de drame, à présent que la soirée s’étiole, gémit lamentablement sur une occasion manquée, une opportunité dont son intransigeance a brisé les ailes. Elle est lourdement ivre et sa voix naguère arrogante, acérée comme un rasoir, devient hasardeuse, titubante. Pathétique, au bord des larmes, son visage s’effondrant de plus en plus mollement comme de la cire de bougie, elle se met à battre sa coulpe, à regretter l’inflexibilité de son désir, cette intensité dans les rapports humains qu’elle ne manque jamais de théoriser et de mettre en pratique. – Mais assez joué les funambules. Je ne tiens pas à être le témoin compatissant de cette douleur qui ne se soucie que d’elle-même. C’est à peine si elle me voit… Je ne suis pas une épaule sur laquelle on peut s’appuyer, je ne suis pas un mouchoir où essuyer ses pleurnicheries et je ne tiens absolument pas à inventer je ne sais quelles paroles douces et consolantes, afin de lui marquer ma sympathie, comme si nous étions tous deux des êtres humains et non des fantoches. Après tout, ses opinions tranchées, son ton sans réplique, le sérieux épuisant des sujets de conversation lancés à son initiative, ses prétentions à la profondeur, m’ont un peu gâché la belle soirée qui s’annonçait… Ayant vidé mon verre, je la salue et quitte le bar.

 

Sans filet

 

       C’était un de ces jours où le vent violent emportait les enfants, les vieilles femmes esseulées et d’autres badauds dont on aurait pu supposer davantage de résistance ou qu’ils auraient eu aux premiers signes de la tempête, la présence d’esprit soit d’alourdir leurs poches avec des cailloux, soit de se mettre à l’abri : un de ces jours, en bref, où la consigne générale était de rester chez soi, afin de ne pas être par accident aspiré dans une spirale ascensionnelle et de disparaître comme feuille morte dans les nuées. Rester chez moi me convenait tout à fait, on n’avait pas trop besoin de me l’ordonner. Mais là, ce n’était pas possible : j’étais au bout du rouleau, c’est-à-dire que j’étais arrivé au bout de mon sachet de pilules, et sans pilules, affronter ce que l’on nommait par convention la réalité était au-dessus de mes forces. Il fallait donc en théorie qu’en ce jour particulier, indépendamment du vent et de l’avis de tempête, je me rende chez mon fournisseur, en espérant qu’il daignerait peut-être me dépanner… Il n’habitait pas la porte à côté et les jours de grands vents les transports en commun ne circulaient pas. Très concrètement, pour le reste, j’étais aussi vaillant qu’une taie d’oreiller et le vent, le vent, aurait raison de moi sans difficulté… Cela ne faisait aucun doute… Mais la réalité redevenant de plus en plus hideuse, le manque se faisant cruellement sentir, je m’habillais, décidé à me jeter dans la rue sans filet.


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« Une misérable femme de drame, quelque part dans le monde, soupire après des abandons improbables. » 

                                            (Arthur Rimbaud, « Jeunesse I », Illuminations)

 

                                                                  

                                                                                    Frédéric Perrot, avril 2025

 

dimanche 13 avril 2025

Claude Lapointe, Palimpseste II

 

Claude Lapointe, Palimpseste II (2014)




Exposition Du trait au pinceau

Médiathèque Olympe de Gouges (19 mars –17 mai 2025)


vendredi 11 avril 2025

Almanach (un poème de Primo Levi, en son hommage)

 

Primo Levi




Les fleuves impassibles

Continueront de couler vers la mer,

Ou de déborder en dévastant les berges,

Ouvrages antiques d’hommes tenaces.

Les glaciers continueront

De meuler le roc en crissant,

Ou de s’effondrer tout à coup,

En tronquant la vie des sapins.

La mer continuera de battre,

Captive, entre les continents,

De plus en plus avare de richesses.

Étoiles, planètes et comètes

Continueront seules leur cours.

La Terre aussi redoutera les lois

Immuables de la création.

Mais pas nous. Nous, espèce rebelle,

Riche en génie, pauvre en bon sens,

Nous détruirons et corromprons

De plus en plus hâtivement ;

Vite, vite amplifions le désert

Dans les forêts d’Amazonie,

Dans le cœur vivant de nos villes,

Dans nos propres cœurs. 

 

 

 

                                           2 janvier 1987

 

 

Primo Levi

À une heure incertaine

Traduit de l’italien par Louis Bonalumi

mardi 8 avril 2025

Un jour que j'étais à ma fenêtre

 

Un banal conférencier

 

« Vous croyez que ce ne sont que de sourdes menaces proférées pour rire. Mais attendez que je me ressaisisse, que je dépoussière mes lunettes et vous serez surpris. Vous n’en croirez pas vos yeux : ce sera comme dans un film à grand spectacle où les corps décollent, projetés contre les murs. Vous me prenez pour un banal conférencier, ennuyeux à souhait, mais mes paroles vont tourbillonner parmi vous comme tempête. D’un coup vous devrez vous accrocher aux angles de vos tables, pour ne pas vous retrouver plaqués au plafond, dans une position incommode et avec vos cheveux retombant sur vos visages. Il me sera alors loisible de vous en faire redescendre doucement, avec mille précautions, ou de la façon la plus brutale. »


 

    Nos rapides translations

 

Quitter un univers de pacotille, pour un autre qui le sera tout autant, de pacotille ! La sempiternelle comédie… Nous n’avons rien à attendre de nos rapides translations : c’est la même sinistre farce à tous les étages. Nous pourrons les parcourir aussi vite que possible, nous démener comme de beaux diables : toujours l’ineptie nous précédera et nous arriverons dans une situation fausse, où nous ne voulons pas être. Il ne tiendra sans doute qu’à nous d’y rebondir pour nous retrouver propulsés vers une autre bulle aussi englobante de vide.


    

    Changement de mode opératoire

 

« Les nouvelles directives font peser sur nous de douloureuses obligations. Pour le moment, il faut bien le dire, nous ne sommes pas vraiment à la hauteur et la phase de transition se révèle cruelle pour les plus fragiles d’entre nous, qui sont un peu à la traîne. – Nous devrons les laisser derrière nous, les abandonner comme des poids morts, les sacrifier au besoin. Sacrifice nécessaire. Changement de mode opératoire. Mort aux faibles et aux inadaptés. Nous n’aurons pas d’autre choix que de les laisser croupir dans leur misère. »

 

    

    Un jour que j’étais à ma fenêtre

 

En esprit délicat ou moqueur, le fuyard abandonna le marteau du crime dans la baraque à livres sise en bas de mon immeuble. Il l’avait au préalable soigneusement nettoyé de toute trace de sang, de sorte que l’outil était propre comme un sou neuf et prêt à l’usage. Au loin s’entendaient des sirènes de police : peut-être était-il poursuivi, traqué à travers toute la ville, mais l’homme, après avoir jeté négligemment dans un container à poubelle le torchon noir de sang avec lequel il avait nettoyé son arme, sifflota un moment, puis disparut sans demander son reste… Le marteau devait quelques minutes plus tard trouver preneur en la personne d’un bon père de famille qui avait dans les jambes deux enfants qui braillaient de façon exaspérante et empoigna l’outil d’un geste vif, comme s’il en avait l’utilité immédiate. Effrayé par le regard du bon père de famille sur sa descendance, je refermais discrètement ma fenêtre, soucieux de ne pas me laisser aller à mes imaginations habituelles. Dans mes moments d’angoisse, je prêtais volontiers aux objets une autonomie dangereuse et je pouvais sans trop d’efforts me figurer ce marteau, qui avait été l’instrument d’un premier crime, exercer une certaine influence sur son nouveau propriétaire. Même passé entre d’autres mains, le marteau restait marqué du sceau de la violence et du sang : c’était un objet devenu maudit, qui risquait d’insuffler au bon père de famille d’étonnantes idées, ou de réveiller en lui de frustes passions archaïques…. Dans mes moments d’angoisse, je dois bien l’avouer hélas, de telles inepties ne me semblaient pas sans vraisemblance et m’embrouillaient l’esprit, et il fallait que la crise se passe, pour que je me trouve enfin libéré de ces imaginations morbides. Il serait juste de dire à cet endroit que l’angoisse est une longue dégringolade dans les bas-fonds honteux de l’âme humaine, où tout est sombre, maladif, trompeur… Mais assez de discours, brisons-là. 


    

    Message accroché sur ma porte

 

« Monsieur, nous vous informons que nous sommes fatigués d’entendre vos cris et hurlements en plein milieu de la nuit. Vous semblez avoir de fréquents et horribles cauchemars, qui vous réveillent en sursaut : nous en sommes désolés pour vous, mais nous tenons à souligner que les bruits qui proviennent de votre appartement se révèlent de plus en plus inacceptables. Les objets, c’est le moins que l’on puisse dire, ont une fâcheuse tendance à tomber chez vous, et à chaque fois, nous faisons un bond dans notre lit. Par moments, vous allez l’air de parler à quelqu’un, qui se trouverait dans votre chambre : vous haussez la voix, vous êtes mécontent, en colère… Ne croyez pas que nous vous espionnons : c’est toujours une gêne pour nous de vous entendre parler ainsi, d’autant que vous parlez assez fort et que nous comprenons bien des choses… Ce n’est pas beau tout ça. Vous devriez en discuter avec un médecin, un psychiatre, un psychanalyste, un sophrologue, un coach, enfin un expert. Il existe des moyens pour mieux dormir et respecter le sommeil des autres. »


 

    Dernière station avant l’oubli

 

Notre train était lancé à trop vive allure à travers des paysages qui n’étaient que des toiles peintes, des images projetées directement dans l’œil du voyageur, si d’aventure l’idée lui venait de se tourner vers la fenêtre. Ces fresques colorées volontiers naïves devaient lui dissimuler l’état réel des régions qu’il traversait et rendre son voyage plus agréable en le libérant de toute tristesse et de toute mauvaise conscience. Mais cela en fait arrivait peu, pour ainsi dire jamais. La plupart des voyageurs étaient immergés dans leurs propres images. Chacun était entouré d’un halo imperceptible qui avait le double avantage de le protéger des maladies contagieuses et de l’isoler dans son univers strictement personnel. Le train était très silencieux et entièrement automatisé. Les voyageurs à l’intérieur de leur halo privé, n’avaient pas faim, ni soif, ni sommeil, ni besoin de se soulager ou de soulager leurs membres : pendant les quelques heures que durerait le voyage, ils n’avaient plus de corps, ils n’étaient plus que des regards perdus dans des images de toutes sortes. Ce pouvait être entre mille autres choses des films d’actions colossaux, des vidéos pornos, des avalanches de saynètes charmantes avec des bébés ou des chats, des séries historiques, des sketchs d’humoristes ou des documentaires animaliers. Comme les halos n’empêchaient pas les communications extérieures, beaucoup étaient occupés à discuter et à régler des affaires avec des correspondants fantômes. Tout serait donc allé pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, si une voix mécanique ne s’était pas mise à répéter dans une bonne trentaine de langues un message mystérieux. Nous n’étions qu’une poignée de touristes français et anxieusement nous tendions l’oreille. Enfin notre tour vint : Dernière station avant l’oubli. Notre train lancé à trop vive allure sortit peu après de ses rails lumineux pour se fracasser dans un épouvantable paysage de ruines.

 

 

                                                           Frédéric Perrot – Avril 2025