Pour
écouter le morceau de Dominique A :
https://youtu.be/_jqWwbkfcHo?si=2gsfouEXTmeLQ9_W
Pour lire Edition spéciale
dans sa version d’origine :
https://beldemai.blogspot.com/2018/12/edition-speciale.html
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Au sortir d’un vernissage désolant
La solitude m’empoisonne, me dit l’homme en m’agrippant au col, au sortir d’un vernissage désolant. Son visage trop près du mien me paraît granuleux, crevassé, d’une rougeur pénible, comme la surface d’une planète lointaine. C’est une maladie que j’ai, contre laquelle il n’y a aucun remède, un mal incurable, mais qui n’a même pas le mérite d’être mortel… Pour en précipiter la fin, il faudrait que j’y mette moi-même la main. Or, cela, je ne le peux pas, j’ai peur que cela fasse mal, comme disait Stendhal ou je ne sais qui… En le repoussant un peu – car malgré les pastilles à la menthe dont comme tous les ivrognes honteux il semble faire un usage immodéré, il a mauvaise haleine – je lui enjoins de retrouver son calme et plus de mesure dans ses paroles, tant il est toujours un brin répugnant l’être qui dépose dans la balance la menace de son anéantissement… Qui veut mourir ne le dit pas. C’est son secret, un secret qu’il gardera jalousement jusqu’au bout… Mais peut-être n’a-t-il pas tout essayé ? Peut-être existe-t-il pour lui une issue ? Chacun à sa manière cherche une issue… Bien malgré moi sentencieux, je me perds dans des considérations générales qui ne peuvent lui être d’aucun secours et l’homme m’écoute distraitement, avec un fin sourire ironique, de même qu’on écoute un phraseur engoncé dans ses mots et leur banalité. Réalisant que mon bavardage l’ennuie, je me tais et d’un coup m’éloigne à pas précipités, comme chassé au hasard des rues, loin des vives lumières et des architectures pompières du musée d’art moderne… Au moins, au moins, aurais-je eu la délicatesse de ne pas entrer dans son jeu, en faisant étalage de mes propres souffrances.
Frédéric Perrot
Tiens !
ce baiser sur ton front ! Et, à l’heure où je te quitte, oui, bien haut,
que je te l’avoue : tu n’as pas tort, toi qui juges que mes jours ont été
un rêve ; et si l’espoir s’est enfui en une nuit ou en un jour, – dans une
vision ou aucune, n’en est-il pour cela pas moins PASSÉ ? Tout ce que nous
voyons ou paraissons n’est qu’un rêve dans un rêve.
Je
reste en la rumeur d’un rivage par le flot tourmenté et tiens dans la main des
grains du sable d’or – bien peu ! encore comme ils glissent à travers mes
doigts à l’abîme, pendant que je pleure – pendant que pleure ! O Dieu !
ne puis-je les serrer d’une étreinte plus sûre ? O Dieu ! ne puis-je en
sauver un de la vague impitoyable ? TOUT ce que nous voyons ou paraissons,
n’est-il qu’un rêve dans un rêve ?
Traduction de Stéphane
Mallarmé.
En équilibre instable
Libéré
des lubies et obsessions bourgeoises, indifférent à l’inutile luxe langagier
des pensées indigentes, balivernes prétendument modernes énoncées avec le
sérieux d’un enfant capricieux, en équilibre instable, sur un fil je demeure, répudiant
d’un même geste les obscures traditions et les fausses lumières, éperdument
insoucieux de ce qui préoccupe mes contemporains avec tant de fureur.
Assez joué les funambules
Cette misérable femme de drame après avoir monopolisé la
parole, écrasé de son mépris ses interlocuteurs, balayé comme bagatelles les
règles tacites de tout échange, cette misérable femme de drame, à présent que
la soirée s’étiole, gémit lamentablement sur une occasion manquée, une
opportunité dont son intransigeance a brisé les ailes. Elle est lourdement ivre
et sa voix naguère arrogante, acérée comme un rasoir, devient hasardeuse,
titubante. Pathétique, au bord des larmes, son visage s’effondrant de plus en
plus mollement comme de la cire de bougie, elle se met à battre sa coulpe, à
regretter l’inflexibilité de son désir, cette intensité dans les
rapports humains qu’elle ne manque jamais de théoriser et de mettre en
pratique. – Mais assez joué les funambules. Je ne tiens pas à être le témoin
compatissant de cette douleur qui ne se soucie que d’elle-même. C’est à peine
si elle me voit… Je ne suis pas une épaule sur laquelle on peut s’appuyer,
je ne suis pas un mouchoir où essuyer ses pleurnicheries et je ne tiens absolument
pas à inventer je ne sais quelles paroles douces et consolantes, afin de lui
marquer ma sympathie, comme si nous étions tous deux des êtres humains et non
des fantoches. Après tout, ses opinions tranchées, son ton sans réplique, le
sérieux épuisant des sujets de conversation lancés à son initiative, ses
prétentions à la profondeur, m’ont un peu gâché la belle soirée qui
s’annonçait… Ayant vidé mon verre, je la salue et quitte le bar.
Sans filet
C’était un de ces jours où le vent violent emportait les enfants, les vieilles femmes esseulées et d’autres badauds dont on aurait pu supposer davantage de résistance ou qu’ils auraient eu aux premiers signes de la tempête, la présence d’esprit soit d’alourdir leurs poches avec des cailloux, soit de se mettre à l’abri : un de ces jours, en bref, où la consigne générale était de rester chez soi, afin de ne pas être par accident aspiré dans une spirale ascensionnelle et de disparaître comme feuille morte dans les nuées. Rester chez moi me convenait tout à fait, on n’avait pas trop besoin de me l’ordonner. Mais là, ce n’était pas possible : j’étais au bout du rouleau, c’est-à-dire que j’étais arrivé au bout de mon sachet de pilules, et sans pilules, affronter ce que l’on nommait par convention la réalité était au-dessus de mes forces. Il fallait donc en théorie qu’en ce jour particulier, indépendamment du vent et de l’avis de tempête, je me rende chez mon fournisseur, en espérant qu’il daignerait peut-être me dépanner… Il n’habitait pas la porte à côté et les jours de grands vents les transports en commun ne circulaient pas. Très concrètement, pour le reste, j’étais aussi vaillant qu’une taie d’oreiller et le vent, le vent, aurait raison de moi sans difficulté… Cela ne faisait aucun doute… Mais la réalité redevenant de plus en plus hideuse, le manque se faisant cruellement sentir, je m’habillais, décidé à me jeter dans la rue sans filet.
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« Une misérable femme de drame, quelque part dans le monde, soupire après des abandons improbables. »
(Arthur Rimbaud, « Jeunesse I », Illuminations)
Frédéric
Perrot, avril 2025
Publication sur Bernard-Marie
Koltès :
https://beldemai.blogspot.com/2019/10/sur-bernard-marie-koltes-notes-de.html
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Primo Levi |
Les fleuves impassibles
Continueront de couler vers la mer,
Ou de déborder en dévastant les berges,
Ouvrages antiques d’hommes tenaces.
Les glaciers continueront
De meuler le roc en crissant,
Ou de s’effondrer tout à coup,
En tronquant la vie des sapins.
La mer continuera de battre,
Captive, entre les continents,
De plus en plus avare de richesses.
Étoiles, planètes et comètes
Continueront seules leur cours.
La Terre aussi redoutera les lois
Immuables de la création.
Mais pas nous. Nous, espèce rebelle,
Riche en génie, pauvre en bon sens,
Nous détruirons et corromprons
De plus en plus hâtivement ;
Vite, vite amplifions le désert
Dans les forêts d’Amazonie,
Dans le cœur vivant de nos villes,
Dans nos propres cœurs.
2
janvier 1987
Primo Levi
À une heure incertaine
Traduit de l’italien par Louis Bonalumi
Un banal conférencier
« Vous
croyez que ce ne sont que de sourdes menaces proférées pour rire. Mais attendez
que je me ressaisisse, que je dépoussière mes lunettes et vous serez surpris.
Vous n’en croirez pas vos yeux : ce sera comme dans un film à grand
spectacle où les corps décollent, projetés contre les murs. Vous me prenez pour
un banal conférencier, ennuyeux à souhait, mais mes paroles vont tourbillonner
parmi vous comme tempête. D’un coup vous devrez vous accrocher aux angles de
vos tables, pour ne pas vous retrouver plaqués au plafond, dans une position
incommode et avec vos cheveux retombant sur vos visages. Il me sera alors
loisible de vous en faire redescendre doucement, avec mille précautions, ou de
la façon la plus brutale. »
Nos rapides translations
Quitter
un univers de pacotille, pour un autre qui le sera tout autant, de
pacotille ! La sempiternelle comédie… Nous n’avons rien à attendre de nos
rapides translations : c’est la même sinistre farce à tous les étages.
Nous pourrons les parcourir aussi vite que possible, nous démener comme de
beaux diables : toujours l’ineptie nous précédera et nous arriverons dans
une situation fausse, où nous ne voulons pas être. Il ne tiendra sans
doute qu’à nous d’y rebondir pour nous retrouver propulsés vers une autre bulle
aussi englobante de vide.
Changement
de mode opératoire
« Les
nouvelles directives font peser sur nous de douloureuses obligations. Pour le
moment, il faut bien le dire, nous ne sommes pas vraiment à la hauteur et la
phase de transition se révèle cruelle pour les plus fragiles d’entre nous, qui
sont un peu à la traîne. – Nous devrons les laisser derrière nous, les
abandonner comme des poids morts, les sacrifier au besoin. Sacrifice
nécessaire. Changement de mode opératoire. Mort aux faibles et aux inadaptés.
Nous n’aurons pas d’autre choix que de les laisser croupir dans leur misère. »
Un jour que j’étais à ma fenêtre
En
esprit délicat ou moqueur, le fuyard abandonna le marteau du crime dans la
baraque à livres sise en bas de mon immeuble. Il l’avait au préalable
soigneusement nettoyé de toute trace de sang, de sorte que l’outil était propre
comme un sou neuf et prêt à l’usage. Au loin s’entendaient des sirènes
de police : peut-être était-il poursuivi, traqué à travers toute la ville,
mais l’homme, après avoir jeté négligemment dans un container à poubelle le
torchon noir de sang avec lequel il avait nettoyé son arme, sifflota un moment,
puis disparut sans demander son reste… Le marteau devait quelques minutes plus
tard trouver preneur en la personne d’un bon père de famille qui avait dans les
jambes deux enfants qui braillaient de façon exaspérante et empoigna l’outil
d’un geste vif, comme s’il en avait l’utilité immédiate. Effrayé par le regard
du bon père de famille sur sa descendance, je refermais discrètement ma
fenêtre, soucieux de ne pas me laisser aller à mes imaginations habituelles. Dans
mes moments d’angoisse, je prêtais volontiers aux objets une autonomie
dangereuse et je pouvais sans trop d’efforts me figurer ce marteau, qui avait
été l’instrument d’un premier crime, exercer une certaine influence sur son
nouveau propriétaire. Même passé entre d’autres mains, le marteau restait
marqué du sceau de la violence et du sang : c’était un objet devenu
maudit, qui risquait d’insuffler au bon père de famille d’étonnantes idées, ou de
réveiller en lui de frustes passions archaïques…. Dans mes moments d’angoisse,
je dois bien l’avouer hélas, de telles inepties ne me semblaient pas sans
vraisemblance et m’embrouillaient l’esprit, et il fallait que la crise se
passe, pour que je me trouve enfin libéré de ces imaginations morbides. Il
serait juste de dire à cet endroit que l’angoisse est une longue dégringolade
dans les bas-fonds honteux de l’âme humaine, où tout est sombre, maladif,
trompeur… Mais assez de discours, brisons-là.
Message
accroché sur ma porte
« Monsieur,
nous vous informons que nous sommes fatigués d’entendre vos cris et hurlements
en plein milieu de la nuit. Vous semblez avoir de fréquents et horribles
cauchemars, qui vous réveillent en sursaut : nous en sommes désolés pour
vous, mais nous tenons à souligner que les bruits qui proviennent de votre
appartement se révèlent de plus en plus inacceptables. Les objets, c’est le
moins que l’on puisse dire, ont une fâcheuse tendance à tomber chez vous, et à
chaque fois, nous faisons un bond dans notre lit. Par moments, vous allez l’air
de parler à quelqu’un, qui se trouverait dans votre chambre : vous haussez
la voix, vous êtes mécontent, en colère… Ne croyez pas que nous vous
espionnons : c’est toujours une gêne pour nous de vous entendre parler
ainsi, d’autant que vous parlez assez fort et que nous comprenons bien des
choses… Ce n’est pas beau tout ça. Vous devriez en discuter avec un médecin, un
psychiatre, un psychanalyste, un sophrologue, un coach, enfin un expert. Il
existe des moyens pour mieux dormir et respecter le sommeil des autres. »
Dernière station avant l’oubli
Notre
train était lancé à trop vive allure à travers des paysages qui n’étaient que
des toiles peintes, des images projetées directement dans l’œil du voyageur, si
d’aventure l’idée lui venait de se tourner vers la fenêtre. Ces fresques
colorées volontiers naïves devaient lui dissimuler l’état réel des
régions qu’il traversait et rendre son voyage plus agréable en le libérant de
toute tristesse et de toute mauvaise conscience. Mais cela en fait arrivait peu,
pour ainsi dire jamais. La plupart des voyageurs étaient immergés dans leurs
propres images. Chacun était entouré d’un halo imperceptible qui avait le
double avantage de le protéger des maladies contagieuses et de l’isoler dans
son univers strictement personnel. Le train était très silencieux et
entièrement automatisé. Les voyageurs à l’intérieur de leur halo privé,
n’avaient pas faim, ni soif, ni sommeil, ni besoin de se soulager ou de
soulager leurs membres : pendant les quelques heures que durerait le voyage,
ils n’avaient plus de corps, ils n’étaient plus que des regards perdus dans des
images de toutes sortes. Ce pouvait être entre mille autres choses des films d’actions
colossaux, des vidéos pornos, des avalanches de saynètes charmantes avec des
bébés ou des chats, des séries historiques, des sketchs d’humoristes ou des documentaires
animaliers. Comme les halos n’empêchaient pas les communications extérieures, beaucoup
étaient occupés à discuter et à régler des affaires avec des correspondants
fantômes. Tout serait donc allé pour le mieux dans le meilleur des mondes
possibles, si une voix mécanique ne s’était pas mise à répéter dans une bonne trentaine
de langues un message mystérieux. Nous n’étions qu’une poignée de touristes français
et anxieusement nous tendions l’oreille. Enfin notre tour vint : Dernière
station avant l’oubli. Notre train lancé à trop vive allure sortit peu après de
ses rails lumineux pour se fracasser dans un épouvantable paysage de ruines.
Frédéric Perrot – Avril 2025
Le vent d’hiver souffle en avril…
Christophe,
Les Mots bleus
Autour
de moi c’est l’hécatombe
Le
printemps est cruel redistribue les cartes
Des
pertes des peines et des séparations
Des
mensonges pour escortes
Et
des mots des malheurs
Dont
on prend l’habitude
Est-ce
l’âge
La
sagesse qu’on lui prête
Serais-je
plus attentif
Au
désir qui se lit
Dans
les yeux
D’une
consolation…
Ce
printemps est cruel
Et
seuls les cerisiers en fleurs
Témoignent
pour la saison
Le poème appartient au recueil Les heures captives (2012)
Frédéric Perrot