Un banal conférencier
« Vous
croyez que ce ne sont que de sourdes menaces proférées pour rire. Mais attendez
que je me ressaisisse, que je dépoussière mes lunettes et vous serez surpris.
Vous n’en croirez pas vos yeux : ce sera comme dans un film à grand
spectacle où les corps décollent, projetés contre les murs. Vous me prenez pour
un banal conférencier, ennuyeux à souhait, mais mes paroles vont tourbillonner
parmi vous comme tempête. D’un coup vous devrez vous accrocher aux angles de
vos tables, pour ne pas vous retrouver plaqués au plafond, dans une position
incommode et avec vos cheveux retombant sur vos visages. Il me sera alors
loisible de vous en faire redescendre doucement, avec mille précautions, ou de
la façon la plus brutale. »
Nos rapides translations
Quitter
un univers de pacotille, pour un autre qui le sera tout autant, de
pacotille ! La sempiternelle comédie… Nous n’avons rien à attendre de nos
rapides translations : c’est la même sinistre farce à tous les étages.
Nous pourrons les parcourir aussi vite que possible, nous démener comme de
beaux diables : toujours l’ineptie nous précédera et nous arriverons dans
une situation fausse, où nous ne voulons pas être. Il ne tiendra sans
doute qu’à nous d’y rebondir pour nous retrouver propulsés vers une autre bulle
aussi englobante de vide.
Changement
de mode opératoire
« Les
nouvelles directives font peser sur nous de douloureuses obligations. Pour le
moment, il faut bien le dire, nous ne sommes pas vraiment à la hauteur et la
phase de transition se révèle cruelle pour les plus fragiles d’entre nous, qui
sont un peu à la traîne. – Nous devrons les laisser derrière nous, les
abandonner comme des poids morts, les sacrifier au besoin. Sacrifice
nécessaire. Changement de mode opératoire. Mort aux faibles et aux inadaptés.
Nous n’aurons pas d’autre choix que de les laisser croupir dans leur misère. »
Un jour que j’étais à ma fenêtre
En
esprit délicat ou moqueur, le fuyard abandonna le marteau du crime dans la
baraque à livres sise en bas de mon immeuble. Il l’avait au préalable
soigneusement nettoyé de toute trace de sang, de sorte que l’outil était propre
comme un sou neuf et prêt à l’usage. Au loin s’entendaient des sirènes
de police : peut-être était-il poursuivi, traqué à travers toute la ville,
mais l’homme, après avoir jeté négligemment dans un container à poubelle le
torchon noir de sang avec lequel il avait nettoyé son arme, sifflota un moment,
puis disparut sans demander son reste… Le marteau devait quelques minutes plus
tard trouver preneur en la personne d’un bon père de famille qui avait dans les
jambes deux enfants qui braillaient de façon exaspérante et empoigna l’outil
d’un geste vif, comme s’il en avait l’utilité immédiate. Effrayé par le regard
du bon père de famille sur sa descendance, je refermais discrètement ma
fenêtre, soucieux de ne pas me laisser aller à mes imaginations habituelles. Dans
mes moments d’angoisse, je prêtais volontiers aux objets une autonomie
dangereuse et je pouvais sans trop d’efforts me figurer ce marteau, qui avait
été l’instrument d’un premier crime, exercer une certaine influence sur son
nouveau propriétaire. Même passé entre d’autres mains, le marteau restait
marqué du sceau de la violence et du sang : c’était un objet devenu
maudit, qui risquait d’insuffler au bon père de famille d’étonnantes idées, ou de
réveiller en lui de frustes passions archaïques…. Dans mes moments d’angoisse,
je dois bien l’avouer hélas, de telles inepties ne me semblaient pas sans
vraisemblance et m’embrouillaient l’esprit, et il fallait que la crise se
passe, pour que je me trouve enfin libéré de ces imaginations morbides. Il
serait juste de dire à cet endroit que l’angoisse est une longue dégringolade
dans les bas-fonds honteux de l’âme humaine, où tout est sombre, maladif,
trompeur… Mais assez de discours, brisons-là.
Message
accroché sur ma porte
« Monsieur,
nous vous informons que nous sommes fatigués d’entendre vos cris et hurlements
en plein milieu de la nuit. Vous semblez avoir de fréquents et horribles
cauchemars, qui vous réveillent en sursaut : nous en sommes désolés pour
vous, mais nous tenons à souligner que les bruits qui proviennent de votre
appartement se révèlent de plus en plus inacceptables. Les objets, c’est le
moins que l’on puisse dire, ont une fâcheuse tendance à tomber chez vous, et à
chaque fois, nous faisons un bond dans notre lit. Par moments, vous allez l’air
de parler à quelqu’un, qui se trouverait dans votre chambre : vous haussez
la voix, vous êtes mécontent, en colère… Ne croyez pas que nous vous
espionnons : c’est toujours une gêne pour nous de vous entendre parler
ainsi, d’autant que vous parlez assez fort et que nous comprenons bien des
choses… Ce n’est pas beau tout ça. Vous devriez en discuter avec un médecin, un
psychiatre, un psychanalyste, un sophrologue, un coach, enfin un expert. Il
existe des moyens pour mieux dormir et respecter le sommeil des autres. »
Dernière station avant l’oubli
Notre
train était lancé à trop vive allure à travers des paysages qui n’étaient que
des toiles peintes, des images projetées directement dans l’œil du voyageur, si
d’aventure l’idée lui venait de se tourner vers la fenêtre. Ces fresques
colorées volontiers naïves devaient lui dissimuler l’état réel des
régions qu’il traversait et rendre son voyage plus agréable en le libérant de
toute tristesse et de toute mauvaise conscience. Mais cela en fait arrivait peu,
pour ainsi dire jamais. La plupart des voyageurs étaient immergés dans leurs
propres images. Chacun était entouré d’un halo imperceptible qui avait le
double avantage de le protéger des maladies contagieuses et de l’isoler dans
son univers strictement personnel. Le train était très silencieux et
entièrement automatisé. Les voyageurs à l’intérieur de leur halo privé,
n’avaient pas faim, ni soif, ni sommeil, ni besoin de se soulager ou de
soulager leurs membres : pendant les quelques heures que durerait le voyage,
ils n’avaient plus de corps, ils n’étaient plus que des regards perdus dans des
images de toutes sortes. Ce pouvait être entre mille autres choses des films d’actions
colossaux, des vidéos pornos, des avalanches de saynètes charmantes avec des
bébés ou des chats, des séries historiques, des sketchs d’humoristes ou des documentaires
animaliers. Comme les halos n’empêchaient pas les communications extérieures, beaucoup
étaient occupés à discuter et à régler des affaires avec des correspondants
fantômes. Tout serait donc allé pour le mieux dans le meilleur des mondes
possibles, si une voix mécanique ne s’était pas mise à répéter dans une bonne trentaine
de langues un message mystérieux. Nous n’étions qu’une poignée de touristes français
et anxieusement nous tendions l’oreille. Enfin notre tour vint : Dernière
station avant l’oubli. Notre train lancé à trop vive allure sortit peu après de
ses rails lumineux pour se fracasser dans un épouvantable paysage de ruines.
Frédéric Perrot – Avril 2025