lundi 10 juin 2019

Superstition (accompagné d'un dessin de Valentine)

Dessin par Valentine (juin 2019)


       c’est comme une vaste marée noire une vaste marée noire qui me renverse m’emporte c’est comme si je plongeais mes deux mains dans le cambouis pour m’en barbouiller tout le visage ceux qui m’entourent ne croient pas si bien dire quand ils disent que je vois tout en noir car au jour le jour c’est comme une vaste marée noire une vaste marée noire qui me renverse m’emporte et au hasard de laquelle je dérive tentant de garder la tête hors de l’eau ridicule bouchon de liège parmi les remous et l’écume d’une mer polluée suite au naufrage de quelque pétrolier battant le pavillon noir par tradition des pirates des escrocs et des faiseurs d’argent internationaux ridicule bouchon de liège pauvre déchet à la dérive et roulant parmi une écume noire d’hydrocarbure pauvre déchet périssable ou oiseau ne parvenant plus à agiter ses ailes maculées souillées lourdes du liquide visqueux où il patauge avec des mouvements affolés qui ne font que l’enfoncer davantage dans cette flaque de crasse fatale dont malgré ses mouvements affolés il ne s’échappera plus et où il s’enfoncera toujours davantage jusqu’à ce que ses forces d’oiseau s’épuisent jusqu’à ce qu’une dernière fois l’oiseau s’affole avant d’être plus tard ramassé par quelque volontaire qui avec un geste de dégoût soulèvera à bout de bras sa carcasse dégoulinante afin de la jeter dans quelque sac de plastique noir comme tout le reste
non ceux qui m’entourent ne croient pas si bien dire quand ils disent que je vois tout en noir je n’ai pas su éviter le naufrage je n’ai pas su garder la tête hors de l’eau je me suis noyé corps et biens et les plus sévères sans doute diront que je me suis laissé couler ils rappelleront comme si cela avait un rapport mes mœurs d’oiseau de nuit mes mœurs d’oiseau de mauvais augure et filant la métaphore sans souci de la biologie peut-être iront-ils jusqu’à évoquer mes comportements et mes habitudes de chauve-souris aveugle dans l’obscurité d’une grotte ou d’un toit pendue et qui comme tous les animaux nocturnes ne supporte simplement pas l’heureuse lumière du jour et doit pour se protéger se réfugier dans quelque coin obscur et poussiéreux alors que d’autres – et qui sait si ce ne sera pas les mêmes – devenant plus cliniques et plus calés ne manqueront pas de souligner la constance dans mon cas comme ils disent d’états psychologiques morbides conséquences de ce qu’ils nomment d’un terme lui-même ambigu mes troubles de la personnalité et en abusant de termes savants empruntés au jargon des prétendues médecines de l’âme peut-être iront-ils jusqu’à évoquer mes perpétuelles pulsions mortifiantes et mes profondes tendances autodestructrices
ce à quoi je répondrais sans aucun souci rhétorique que si je suis malade je ne suis certes pas responsable de mes maux que si je suis malade c’est le monde tel qu’il est et les actes nombreux et ô combien déraisonnables de ceux qui le peuplent qui me rendent malade ce à quoi je répondrais que ce dont je souffre c’est de l’immense gâchis du monde et des destructions d’une toute autre ampleur qui y sont perpétrées au jour le jour ce à quoi je répondrais que si je suis malade je ne suis certes pas responsable de mes maux je suis malade d’un phénomène d’une toute autre ampleur d’un phénomène qui me dépasse et n’a rien de personnel mais concerne l’humanité dans son ensemble et que j’aimerais nommer moi qui ne suis pas savant la lente disparition du monde sa destruction par l’espèce ô combien nombreuse et ô combien déraisonnable qui l’asservit à ses desseins au point de le rendre à terme et dans un avenir que nul n’est en mesure d’évaluer inhabitable invivable mortel –

et cédant à la superstition d’une fin du monde plus ou moins imminente comme les hommes de l’an mille qui croyaient proche l’apocalypse et s’affolaient à la pensée de désastres insensés et dépassant leur imagination je cherche des signes avant-coureurs des destructions à venir j’observe le ciel et ses couleurs parfois improbables je constate les humeurs capricieuses du climat je sais qu’un peu partout on dévaste des forêts comme je sais la disparition progressive des animaux d’un monde totalement remodelé par l’homme et pour l’homme
et chaque tempête chaque catastrophe climatique de grande ampleur chaque dépouille d’animal gisante sur le bord des autoroutes est comme une confirmation des sombres pressentiments qui me harcèlent un signe de mauvais augure de plus


Le texte appartient au recueil autoédité Les heures captives (décembre 2012). Frédéric Perrot.

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