mercredi 16 janvier 2019

Le nom du chien

                                                 Pour Irina,

C’est mon anniversaire. Nous sommes assis autour d’une table, dans un jardin. C’est le soir. Il y a là quelques amis et parmi eux, sans que cela m’étonne, Cioran, le philosophe. Il porte une impeccable chemise blanche, il est très élégant et ressemble à l’image que l’on se fait d’un aristocrate de la vieille Europe. Il ne dit mot et paraît perdu dans ses pensées. Quelqu’un connaissant mes goûts, m’a offert un petit chien blanc, taché de noir, avec lequel je joue, il court dans tous les sens et il est le seul élément vivant de la scène : car figés, silencieux, nous semblons, nous les humains, les personnages d’un dessin au crayon. À un moment, je songe qu’il faudrait donner un nom à mon nouveau compagnon et en riant, je lance l’idée qu’on lui donne celui de notre illustre convive roumain. Un chien doté du nom d’un philosophe : voilà qui aurait de l’allure ! De façon tout à fait inattendue, Cioran en comprenant ce que je viens de dire, éclate en sanglots… Il est étrange de voir un vieillard pleurer et je me sens un peu gêné. Ma compagne, avec son bon sens habituel, me souffle à l’oreille une phrase idiote. Je lui explique que s’il a souvent écrit sur le suicide comme Schopenhauer, son maître, Cioran ne s’est pas tué. Il est mort à plus de quatre-vingts ans de la maladie d’Alzheimer et ses derniers mois ont été horribles. Il ne reconnaissait plus personne et quelqu’un lui ayant apporté un jour un bouquet de violettes, il avait souri, croyant que cela se mangeait. Je ne prononce pas véritablement ces phrases dans le rêve : elles sont comme des commentaires du narrateur dans un roman… Je me retrouve seul avec Cioran, sur un chemin de montagne. L’histoire du chien oubliée, je l’aide à marcher et je l’écoute parler. Il évoque la Roumanie, ce pays qu’il a renié et quitté. Il se dit désespéré à l’idée d’y retourner : il ne voudrait à aucun prix y retourner, il répète plusieurs fois cette expression et je remarque alors qu’il parle le français sans l’accent valaque qui était le sien et qui à chaque fois qu’il ouvrait la bouche, trahissait « ses origines ». Je tente de le rassurer à ce propos. Personne ne songe à le ramener de force en Roumanie… Au moment où nous disparaissons dans la nuit, je me réveille.
                                  

                 Le texte a été écrit en août 2013. 
                 C’est ici une version retravaillée. Perrot Frédéric


Cioran 

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