Trop-plein
dans la maison vide
Les
prix, c’est comme les courses de char dans la Rome antique. À chaque tour, des auriges sont
éjectés, parfois en sale état. En cette « rentrée littéraire », par
leur puissance narrative, deux sagas familiales faisaient la course en
tête : Kolkhoze d’Emmanuel Carrère (éd. P.O.L), La Maison vide
de Laurent Mauvignier (Les Éditions de Minuit). Longtemps, le premier a tenu la
corde. Mais le second, tel un vaillant Ben-Hur couvert de plaies et converti au
dolorisme chrétien, a remonté la pente. Il vient de remporter le Goncourt haut
la main. Depuis longtemps soutenu par le sérail universitaire et culturel, il a
58 ans.
La
Maison vide imagine l’histoire d’une famille, celle
de l’auteur, confrontée sur trois générations aux haches de l’Histoire. Dans
cette famille, c’est peu dire qu’on souffre, on sur-souffre. Originaires de
Touraine, tous sont écrasés d’une façon ou d’une autre par leur condition
sociale, culturelle, et deux guerres (14-18, 39-45). Cette chaîne de désastres
sans éclaircies, qui s’achève en 1983 par le suicide du père de l’auteur, passe
avant tout par les femmes. L’arrière-grand-mère de l’auteur, mariée contre son
gré, doit renoncer à ses rêves de pianiste. L’homme qu’elle aimait, revenu des
tranchées avec la gueule cassée, préfère l’éviter. Il la rencontrera tout de
même, par hasard, au cours d’une scène à la Faulkner, habilement démultipliée
par les points de vue et les perspectives temporelles. Plus tard, sous
l’Occupation, la fille en colère de celle-ci couche avec un Allemand. On la
tond à la Libération. Elle meurt jeune, alcoolique. Sa présence est effacée sur
les rares photos de famille. En résumé, chez les Mauvignier, les morts, les
pauvres morts ont de grande douleur, et n’ont que ça. Rien de ce que chacun
subit n’est, en soi, invraisemblable ; mais l’accumulation est telle que
tout prend l’allure d’un cliché. La maison vide est la petite boutique des
malheurs et du déjà-vu. Entrons.
Au
milieu, un gros piano abandonné prend l’épaisse poussière des souffrances et
des phrases. Sur le parquet de la chambre de l’arrière-grand-mère, il y a le
fantôme d’une tache de sang : celui qui jaillit lorsque, comprenant qu’elle
aurait une vie cassée, la jeune fille tenta de se tuer avec des ciseaux. Le
passage illustre l’art pathétique de Mauvignier : « Sur le sol de
la chambre de Marie-Ernestine, aujourd’hui – soit quelque chose comme, à l’heure
où j’écris ces lignes, disons cent-dix-huit ans plus tard… » Le « disons »,
un peu précieux, est important : signe volontaire de familiarité, mais
aussi d’imprécision. Le livre, en effet, n’est pas l’histoire réelle de la
famille Mauvignier, laquelle a fondu, comme celle de tant de familles modestes,
dans l’absence d’archives et le silence des êtres. Elle est peuplée de
souvenirs qui sont des fictions. Le mémorialiste, fort dépourvu, est soumis au
romancier qui remonte des choses vers les vies. Il le fait en brodant des
dentelles de plomb.
Voici
le procédé : «… il ne reste presque rien des taches de sang qui s’étalent
sur ce parquet ce jour-là. Mais ce qui reste n’est malgré tout pas tout à fait
négligeable, car on peut encore apercevoir, solidement incrustés dans la fibre
des lattes de bois, des résidus d’écoulement qu’on peut imaginer de sang ou de
cambouis, des traces d’un liquide noir et répandu il y a trop longtemps pour
être identifiable, mais suffisamment insistantes pour qu’on devine, sous la
patine du temps qui semble huiler la couleur caramel du bois, quelques ombres,
des formes grises ou brunes, quelques taches comme des gouttes éclatées qu’on
pourrait lire comme les contours dentelés d’une géographie inconnue en plein milieu
de la pièce où légèrement plus proches de la fenêtre, là où l’on peut imaginer
la présence d’une coiffeuse et d’une chaise, peut-être d’un tabouret. » La
Maison vide, c’est les Experts au pays de Zola – du simili-Zola.
Les
meubles, de style, sont passés à l’encaustique des sanglots : l’écrivain,
aurait dit Madame de Staël, a « la funeste imagination des âmes
sensibles ». Aucun humour : ceux qui souffrent ne semblent pas y
avoir droit. Naturalisme sulpicien, France malheureuse profonde, catalogue
ouvert, virtuose et surchargé de misères ataviques et de figures de style :
tout pour plaire aux professeurs et, sans doute, à un pays en pleine crise
nationale-masochiste. Le titre rappelle une chanson de Polnareff et un vieux
proverbe bouddhiste : « Tout homme entre dans la vie comme un voleur qui
s’introduit dans une maison pour s’apercevoir, en fin de compte, qu’elle est
vide. »
Philippe Lançon, Charlie
Hebdo, 12 novembre 2025
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Note de journal
19
septembre – J’ai terminé La Maison vide de Laurent Mauvignier. Grand
roman sans doute, même si l’auteur me semble par moments malgré tout patauger
non sans une certaine complaisance dans des eaux boueuses. Que tout cela est
glauque… Les amours saphiques et les « orgies » de sexe,
l’évocation des « partouzes » parisiennes sous l’Occupation,
auxquelles j’ai eu du mal à croire, parce qu’elles paraissent plus sortir d’un
film putassier de Paul Verhoeven que d’un roman de Céline… Je n’irai pas
jusqu’à parler de délectation morbide pour le mal, mais l’auteur m’a paru par
moments un peu trop prendre de plaisir à la déchéance de ses personnages :
c’est un brin gênant, comme ce mélange indécidable d’autobiographie et de
fiction… Dans cette mêlée d’humanité vile, le seul personnage exempt de vices
est ainsi le seul qui soit purement fictif, une invention de l’auteur : le
professeur de piano. Mauvignier, un peu trop bavard, le révèle en
entretien : ce personnage mémorable sur lequel on ne manque pas de
l’interroger, figure balzacienne ou plutôt proustienne, cet artiste raté qui se
donne des airs de dandy, il l’a inventé de toutes pièces, il en est très
satisfait, etc. Vanité d’auteur, qui revient à se tirer une balle dans le pied…
Par ailleurs et plus curieusement, sur ce qui semble le cœur brûlant de son
projet romanesque – le suicide de son propre père en 1983 – Mauvignier ne dit
rien ou presque… J’aurais aimé un semblant d’analyse, car sans cette analyse,
n’importe quel lecteur banal, dont je suis, aura tendance à se dire comme le
pauvre Charles Bovary : « C’est la faute à la fatalité ! » À cet égard, la fin du livre me semble
précipitée et véritablement décevante… La fausse épiphanie : la
réouverture par le père de la maison vide…
Frédéric
Perrot
Laurent Mauvignier, La Maison vide (prix
Goncourt 2025)
Éditions de Minuit

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