jeudi 23 janvier 2025

Fire walk with David Lynch (texte de Yannick Haenel, merci à lui)

 

Charlie Hebdo, 22 janvier 2025

        Le monde n’en finit plus de brûler, et il aura fallu ces derniers jours pour que l’incendie qui le ravage désormais intégralement atteigne Hollywood, c’est-à-dire le cœur pourri du capitalisme, et emporte dans son sacrifice le dernier génie du septième art. Atteint depuis plusieurs mois d’un emphysème pulmonaire, David Lynch (né en 1946) a été chassé de sa maison de Laurel Canyon par les flammes qui ravageaient ce secteur de Los Angeles : le monde est devenu irrespirable, Lynch en est mort.

       Il avait beau être l’un des cinéastes les plus célèbres au monde, et sans doute le plus grand, il demeurait étranger à l’industrie : depuis 2006 et l’échec commercial d’Inland Empire, plus personne ne voulait produire ses films. Mais il était le contraire d’une victime du système : il était marginal dans son art, c’est-à-dire qu’il jouait avec le feu, comme le font les grands poètes.

  Ses films, dix en trente ans (plus une série en trois saisons, l’époustouflant Twin Peaks, aussi crucial dans ma vie qu’À la recherche du temps perdu), sont tous des chefs-d’œuvre. Eraserhead (1977), film préféré de Kubrick, Elephant Man (1980), Blue Velvet (1986), Sailor et Lula (1990),  Lost Highway (1997) ou Mulholland Drive (2001) sont des thrillers schizoïdes, des poèmes déchirants, des gestes illuminés de rupture : leur innocence est avant tout réfractaire à la représentation, c’est-à-dire au principe d’un cinéma à rentabilité automatique.


       Visions soudaines d’une oreille humaine rongée par des fourmis sur une pelouse, d’une femme qui porte une bûche comme un bébé, d’un inspecteur du FBI qui enquête à l’aide de ses rêves, d’un vieil homme qui traverse l’Amérique en tondeuse à gazon pour rejoindre son frère malade.

       On ne se remettra jamais de la mort de Laura Palmer, l’héroïne de Twin Peaks : tous les hommes l’ont tuée. La réalité, c’est le crime. L’origine, c’est le féminicide. Derrière le rideau, dans la Red Room où se fomente la diffraction vénéneuse des perceptions, des démons nains orchestrent un cauchemar.

       Parfois, un lampion quantique s’allume dans un motel qui, en clignotant, fait surgir un champignon atomique dans le désert. C’est juste un rappel : nos sensations nous embarquent dans un labyrinthe dont personne n’a la clé. Le diable lui-même n’est qu’un crétin qui ne sait plus pourquoi il rit : sans doute a-t-il vu trop de mauvais films.

       Lynch est mort quelques jours avant l’investiture de Trump. Ainsi ne l’aura-t-il pas vu rafler la mise d’un désastre qu’il a organisé consciencieusement avec Elon Musk afin d’en tirer profit. Une telle mise à sac implique une confiscation des images : pullulent déjà sur tous les écrans du monde celles, binaires, misogynes et xénophobes, qui attaquent nos cerveaux. Quelles autres images est-il possible de leur opposer ? David Lynch en avait le secret : rouvrons la boîte bleue.


                                                                                        Yannick Haenel  


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