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Charlie Hebdo, 22 janvier 2025 |
Le monde n’en finit plus
de brûler, et il aura fallu ces derniers jours pour que l’incendie qui le
ravage désormais intégralement atteigne Hollywood, c’est-à-dire le cœur pourri
du capitalisme, et emporte dans son sacrifice le dernier génie du septième art.
Atteint depuis plusieurs mois d’un emphysème pulmonaire, David Lynch (né en
1946) a été chassé de sa maison de Laurel Canyon par les flammes qui
ravageaient ce secteur de Los Angeles : le monde est devenu irrespirable, Lynch
en est mort.
Il avait beau être l’un des cinéastes les plus célèbres au
monde, et sans doute le plus grand, il demeurait étranger à l’industrie :
depuis 2006 et l’échec commercial d’Inland Empire, plus personne ne
voulait produire ses films. Mais il était le contraire d’une victime du système
: il était marginal dans son art, c’est-à-dire qu’il jouait avec le feu, comme
le font les grands poètes.
Ses films, dix en trente ans (plus une série en trois saisons,
l’époustouflant Twin Peaks, aussi crucial dans ma vie qu’À
la recherche du temps perdu), sont tous des chefs-d’œuvre. Eraserhead (1977),
film préféré de Kubrick, Elephant Man (1980), Blue
Velvet (1986), Sailor et Lula (1990), Lost
Highway (1997) ou Mulholland Drive (2001) sont des
thrillers schizoïdes, des poèmes déchirants, des gestes illuminés de rupture :
leur innocence est avant tout réfractaire à la représentation, c’est-à-dire au
principe d’un cinéma à rentabilité automatique.
Visions soudaines d’une oreille humaine rongée par des fourmis
sur une pelouse, d’une femme qui porte une bûche comme un bébé, d’un inspecteur
du FBI qui enquête à l’aide de ses rêves, d’un vieil homme qui traverse
l’Amérique en tondeuse à gazon pour rejoindre son frère malade.
On ne se remettra jamais de la mort de Laura Palmer, l’héroïne
de Twin Peaks : tous les hommes l’ont tuée. La réalité, c’est
le crime. L’origine, c’est le féminicide. Derrière le rideau, dans la Red Room
où se fomente la diffraction vénéneuse des perceptions, des démons nains
orchestrent un cauchemar.
Parfois, un lampion quantique s’allume dans un motel qui, en
clignotant, fait surgir un champignon atomique dans le désert. C’est juste un
rappel : nos sensations nous embarquent dans un labyrinthe dont personne n’a la
clé. Le diable lui-même n’est qu’un crétin qui ne sait plus pourquoi il rit :
sans doute a-t-il vu trop de mauvais films.
Lynch est mort quelques jours avant l’investiture de Trump.
Ainsi ne l’aura-t-il pas vu rafler la mise d’un désastre qu’il a organisé
consciencieusement avec Elon Musk afin d’en tirer profit. Une telle mise à sac
implique une confiscation des images : pullulent déjà sur tous les écrans du
monde celles, binaires, misogynes et xénophobes, qui attaquent nos cerveaux.
Quelles autres images est-il possible de leur opposer ? David Lynch en avait le
secret : rouvrons la boîte bleue.
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