Le numéro 58 de la revue de Cathy Garcia,
Nouveaux Délits, ouvre ses pages à quatre poètes du Guatemala, présentés et
traduits par Laurent Bouisset. Quatre poètes : deux femmes, deux hommes.
Belle parité ! Il semble également que l’on puisse parler d’une même
génération, les quatre poètes étant sensiblement du même âge.
Dans son édito, Laurent Bouisset nous
précise que le Guatemala a le triste privilège d’être l’un des pays les plus
dangereux du monde. Il sera donc beaucoup question de « l’humain face au pire » et d’une
poésie exempte de cette « manie
formaliste et hermétique de jouer sur la langue en permanence, en oubliant que
la langue, c’est la vie ». Pour les avoir lus dans Realpoetik ou ailleurs,
on connaît les arguments de Laurent Bouisset contre la poésie qui s’écrit ici,
en France, dans cette noble patrie littéraire prétendue, qui a charitablement
« réhabilité » son plus grand poète, un certain Charles Baudelaire, un siècle après
l’avoir condamné dans une cour d’assises. À en croire Laurent Bouisset, les
quatre poètes présentés dans ces pages ne sont pas spécialement menacés par les
récompenses ou le prix Nobel ; idée amusante, si l’on songe que les deux
derniers prix Nobel français (Le Clézio, Modiano) sont des écrivains surfaits,
embarrassants et à plus d’un titre provinciaux ;
les vivats cocardiers que l’on a entendus en ces occasions ne se justifiant pas
du tout…
Ce que je veux dire par ce détour un peu
long, c’est que la carte du monde poétique n’a sans doute guère à voir avec les
cartes de la géographie officielle et l’importance supposée des nations. Laurent
Bouisset en est convaincu. Partons donc en sa compagnie à la rencontre du Guatemala !
Je crois que parmi les quatre poètes présentés,
la première, Regina José Galindo, est celle qui retiendra le plus immédiatement
l’attention. Sa poésie est rageuse, violente, convulsive. C’est une poésie de
refus (« Je me refuse à penser/que
c’est un pays pour les hommes »), marquée par la guerre et portée par
un féminisme frémissant. Face à la violence de ce qu’un sociologue nommait
« la domination masculine », il s’agit pour Regina José Galindo de se
réaffirmer en femme « toute
puissante » et de n’être pas une « femme soumise/encore moins au foyer » ; ce goût de la
liberté, ayant ses risques, acceptés : « Je ne sortirai pas dans la rue vêtue en homme pour éviter le danger /et
je n’arrêterai pas de sortir ». Ou plus terriblement : « Je ne me priverai pas d’alcool dans les
fêtes pour ne pas mériter mon viol/et je n’arrêterai pas de boire ».
Ces lignes m’ont fait songer à ce que
pouvait écrire il y a quelques années Virginie Despentes dans son essai King Kong Théorie, où des idées
semblables, scandaleuses peut-être pour des esprits plus prudents, se
trouvaient exprimées. En résumé : pourquoi les femmes devraient-elles
rester chez elles, ne pas sortir, ne pas marcher dans les rues, ne pas porter
des jupes courtes si elles en ont envie, ne pas boire, fumer, danser, flirter, et
cela sous prétexte que les prédateurs rôdent et que le risque est trop grand ?
Il me semble ces deux auteurs nous disent
chacune à leur manière cette vérité importante : la liberté des femmes
fait toujours peur.
J’aurais quelques réserves personnelles
sur la poésie de Régina José Galindo, qui par moments me semble un peu trop
forcenée et d’une outrance problématique ; mais la critique
« dialectique » si je puis dire – thèse, antithèse, synthèse –
n’est pas mon propos ! Passons à la suite.
On retrouve chez le second poète, Luis
Carlos Pineda, une même qualité de refus et l’ombre portée d’une guerre, d’un
« génocide » qui a
ensanglanté le Guatemala dans les années quatre-vingt du siècle
précédent ; cela en particulier dans le beau poème consacré à la « nostalgie » et ce qu’elle peut
avoir de dangereux et de mortifère ; quand elle est par exemple celle de « la légalité sinistre » ou
celle « des dictateurs ».
L’ironie probable des deux derniers vers (« Dis-moi quelle est ta nostalgie/Et je te dirai qui tu es ») ne
doit pas nous tromper ; toutes les nostalgies ne se valent pas et la
nostalgie peut être une prison : « Ils veulent nous enfermer dans la nostalgie/Pour continuer à profiter
de l’ignorance »
Un autre point commun entre ces deux
premiers auteurs me semble être une certaine crudité dans l’évocation du sexe
ou plus précisément de l’érotisme pour Luis Carlos Pineda : « La jeune femme se caresse/avec les draps
sales ». Cela n’est pas forcément le plus neuf, car on connaît également de
ce côté-ci de l’Atlantique quelques poètes et poétesses dont les œuvres
complètes se réduisent « à
l’enregistrement de leurs orgasmes effectifs ou inventés », pour
reprendre une expression de cet aimable sceptique qu’est Cioran. Il me semble
qu’un peu plus de légèreté, d’humour, de distance s’imposeraient dans ces
domaines. Cela n’est qu’un goût personnel et n’enlève rien à la beauté de ce
« corps inconscient » qui
« bouge/d’une manière quasi
imperceptible » et dont « la
cadence désigne » au poète « un
cours/humide, tiède et anxieux ».
Mais laissons Madame rêver et passons à la
suite ! Car le plus important à mon sens est encore à venir.
Quelques-uns des plus beaux textes de ce
numéro 58 sont en effet selon moi à porter au crédit du troisième auteur, Julio
Serrano Echeverria.
Le premier que je prendrai la liberté de
nommer « Il faut regarder la bête en
face », puisqu’il n’a pas de titre, m’apparaît comme un utile rappel à
la lucidité. Les poètes, dont on fait un peu naïvement tant de cas, comme s’ils
étaient une sorte d’humanité à part – certains en sont même convaincus !
– ne sont que des êtres parmi d’autres
êtres et souvent ne valent pas mieux qu’eux : « il n’y a pas de mérite/à se regarder dans un
miroir/et découvrir qu’on est une bête ». Ou plus justement
encore : « il faut regarder la
bête en face/il faut l’appeler par son nom/ce qui vient de se dérouler d’abject
ici/tu aurais très bien pu y prendre part/ pas forcément du côté de la victime ».
Donc, même si cela est déplaisant, « il
faut se regarder soi-même en face », car chacun a « ce potentiel » en soi, d’appuyer
sur « la gâchette » ou
« l’accélérateur », de
laisser d’un mot libre cours à « la
bête ». Le plus étrange dans ce texte à la fois beau et terrible reste
cette paradoxale demande de « pardon »,
qui tend à rendre le poème vertigineux : « il faut regarder la bête en face/et lui dire ton nom/la reconnaître/la
regarder fièrement et lui demander pardon », « pour la simple raison
que le pardon/est une des manières qu’a l’obscurité/de prendre forme humaine
sous un arbre/où se faufilent les rayons du soleil levant ».
Sentiment de vertige, que confirment et approfondissent
les toutes dernières lignes, dont je ne dirais rien, pour passer plus
brièvement au second poème, que je nommerai « C’est un lieu commun ». D’apparence moins complexe, il est
simplement superbe dans son évocation de ceux dont tout l’effort consiste à
survivre jour après jour, qui voient « en
rêve des chaussures neuves/des chaussettes propres/pour des pieds qui ne
saignent plus » et s’accrochent tant bien que mal car « c’est un lieu commun de mourir tous/les
jours ».
J’ai parlé des deux poèmes qui m’ont le
plus touché, mais les trois derniers poèmes de Julio Serrano Echeverria – « La
leçon », « L’ocote », « Nous comprenons grâce aux cartes de
géographie »–, où se mêlent l’autobiographique et le politique, sont
également remarquables.
Reste Vania Vargas, celle que je préfère,
pour le ton qui est le sien… Car les
convulsions poétiques, les cris ou « les
ovaires » qui volent en éclats, peuvent lasser à la longue !
Par goût, dans la chanson, j’ai toujours
préféré ceux qui murmurent à votre oreille, ne songent pas à vous agresser et
sont donc d’agréables « compagnons de solitude ». C’est je crois ce
genre de complicité qu’établit Vania Vargas avec chacun de ses lecteurs. Qu’elle
parle de sa « grand-mère » ou
de sa « peur » – pour une
raison évoquée au début, la peur et la
proximité de la mort, une mort toujours violente, sont un motif récurrent dans
tout le numéro –, elle le fait sur le ton juste. Le poème sur la photographie
de la grand-mère entre d’autres mains pourrait être atroce, larmoyant,
pathétique ; il est étrangement léger, presque volatil : « Elle est sortie/elle a dansé », « Elle
s’est rappelé sans tristesse sa jeunesse perdue », « Elle n’en a fait
qu’à sa tête/elle les a amusés ». Et l’on a bien l’impression de voir même fugitivement « la gamine qu’elle avait été ».
Il y a ainsi des épiphanies, de fragiles
miracles en poésie, qui sont rares ; car trop souvent les poètes eux-mêmes
ne voient que des mots, non les êtres et les choses qui leur préexistent. Ils
vous parlent de leurs « images » ; mais vous ne voyez rien, que
des acrobaties verbales… Je vois cette « femme » qui « achète des fleurs en rentrant chez elle »
et qui plus tard n’est plus qu’un fantôme, une « silhouette tremblante » que « projette contre le mur » « le reflet bleu intermittent de la télé ». Je vois cette autre
qui « a 31 ans » « et plusieurs vies en moins », sur
qui « la fatigue pèse » et qui
« voit la solitude fermer des
portes/effacer des visages ».
La poésie de Vania Vargas est concrète –
en ce sens qu’elle est à la recherche du détail touchant – humaine et
mélancolique ; et s’il y est essentiellement question de solitude, s’y
devinent aussi un désir, un rêve d’amour : « Et comme si cette femme devinait mes pensées/elle éteint la télé/elle
s’enferme dans sa chambre avec une nouvelle histoire/et elle sourit/comme si
cette nuit quelqu’un était sur le point d’arriver ». Cela se passe au
Guatemala et partout ailleurs…
Frédéric Perrot
Nouveaux
Délits, numéro 58
Illustrations
Anabel Serna Montoya
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