A l’aube béante
Il se
réveille à l’aube béante et se dit que tout cela n’était que songe, mensonge…
Il se réveille à l’aube béante et se dit qu’il n’a plus à avoir peur, il n’a
plus rien à craindre, cela est parti, cela est fini : il est réveillé, il
a les yeux ouverts, mais il se retient de bouger ou de palper la place à côté
de lui dans le lit pour voir si elle n’est pas gorgée d’eau, si le drap ne
s’est pas changé en une véritable flaque d’eau noirâtre où flotterait et
marinerait comme pour l’éternité le corps de la jeune fille après laquelle il
courait dans son rêve, cherchant son nom pour le crier et qui, sous ses yeux,
s’est laissée tomber dans le fleuve après avoir enjambé le parapet, son corps
se fracassant à la surface dans un bruit presque incroyable, ses cheveux
flottant encore un moment parmi les courts roulis et les mouvements ondoyants
de l’eau éclairée par la lumière blanche de la lune et celle non moins pâle des
hauts lampadaires municipaux disposés à intervalles réguliers sur toute la
longueur du pont ; et ce, alors que dans un geste douloureux, il se
penchait au-dessus du parapet et que par une association absurde s’imposait
dans son rêve et comme en un commentaire le mot parachute, un mot sur
lequel il avait ouvert les yeux et s’était à l’aube béante réveillé – selon
toute apparence…
Et pour s’en
convaincre de façon définitive, avec un mouvement brusque, il repousse le drap
et en se tordant en dehors du lit, il cherche de la main dans le noir le fil de
sa lampe de chevet qui par un hasard malicieux, a glissé derrière le meuble et
qu’il doit attraper à tâtons au risque de bousculer la lampe et de la faire
tomber, au risque de se cogner par
exemple le coude au bord saillant du meuble : toutes choses qui
parmi d’autres lui sont déjà arrivées après certains réveils en sursaut. Mais
il a trouvé le fil et en tâtonnant encore un peu, il appuie sur le
bouton : la lumière aussitôt impose de nouvelles limites à l’obscurité,
définit clairement des zones et des espaces, donne aux ombres un caractère
vraisemblable qui n’a plus rien d’effrayant, est dans l’ordre des choses…
Il a soin,
il est vrai, de ranger parfaitement la pièce où il dort et jamais par exemple il ne laissera pendre une
chemise sur le dossier d’une chaise, le sommet arrondi de son miroir ou sur un
portemanteau – il a d’ailleurs jeté à la
décharge son portemanteau – et ce de peur dans un réveil brutal de croire un
instant dans la pénombre cette chemise portée
par un homme inconnu qui se tient dans un angle de la pièce et l’observe en
nourrissant quelque but mystérieux : lui seul sans doute pouvant
expliciter les raisons de sa singulière présence dans cet angle de la pièce,
alors que n’osant bouger dans son lit et en tirant même le drap sur lui, il
n’ose pas non plus prononcer un mot et attend en tremblant que l’inconnu qui
n’est après tout qu’une chemise, un bout de tissu négligemment jeté sur la
chaise ou sur le miroir, daigne sortir de son éloquent silence.
Non, cela ne
lui arrive plus, il fait tout pour s’éviter de telles mésaventures… Il sait que
l’esprit au réveil est impressionnable, que tout jusqu’au moindre détail, peut
lui être un sujet de frayeur momentanée. C’est pourquoi il a soin de ranger
parfaitement tout ce qui se trouve autour de son lit, c’est pourquoi il fait
avec ses vêtements des piles impeccables, ferme les portes de ses armoires,
retire des chaises ou du miroir tout ce qui, même momentanément, pourrait
prendre au réveil une forme différente : non, cela ne lui arrive plus, il
sait qu’au-delà même des frayeurs du rêve contre lesquelles il ne peut rien, à
la merci desquelles il sera toujours, il y a au réveil d’autres frayeurs qui
peuvent être évitées, que l’on peut prévoir et donc déjouer, et cela par de
simples gestes qu’il faudra avoir accomplis, songé à accomplir avant de se
coucher. C’est qu’il a décidé de lutter contre certaines conséquences de ses
mauvaises nuits. Une journée qui commence par un réveil brutal après un rêve
pénible est une journée que l’on peut dire mal engagée… Tant certaines
impressions nées du rêve sont déstabilisantes, déprimantes, honteuses pour le
cerveau qui les a conçues, et ce même s’il sait pourquoi de tels rêves ont été
conçus, et ce même s’il sait que de tels rêves ont été conçus afin de permettre
au cerveau de se défouler, afin de permettre au cerveau de se reposer, en
dépensant pour se reposer dans et par la création du rêve qui aura été cause du
gâchis de la nuit, une énergie équivalente à celle qu’il déploie pour toute une
journée de veille : remarquable absurdité… Oui, il sait tout cela, il l’a
lu dans une revue scientifique, il sait tout cela, il sait que les rêves ne
sont dans le fonctionnement de l’ensemble qu’une manière pour le cerveau de se
purger de fond en comble, les rêves n’étant pour le cerveau qui les produit
qu’une sorte de fosse peu recommandable où il se débarrasse de tous les déchets
qu’il a de par son fonctionnement même accumulés et qui l’encombrent, et ceci,
selon une étonnante conception de l’écologie.
Pourtant, et
même s’il sait tout cela et se le répète, certaines impressions nées du rêve
continuent d’être déstabilisantes et déprimantes… Et c’est pourquoi il tient à
ce que le décor de son réveil soit impeccable et ne puisse donner lieu à aucune
controverse ou prêter le flanc au moindre soupçon, au moindre doute : tout
ce qu’il désire, c’est pouvoir reconnaître dans un laps de temps assez court et
n’excédant pas quelques secondes la disposition des choses dans l’espace et se
rassurer en constatant que cette disposition n’a évidemment pas changé durant
les quelques heures de sa nuit, que le moindre de ses meubles, le moindre de
ses objets, que tout en un mot est demeuré identique, à la même place
exactement, au millimètre près…
Mais que de
temps perdu à penser puissamment à rien… Songes, mensonges, qu’importe. Il ne
se rendormira pas, il doit se lever, chercher à s’occuper pendant la petite
heure et quart qui le sépare encore du moment où il devra partir à son travail.
Il a la tête lourde, sa tête lui paraît difficile à porter : ainsi qu’il
le dit parfois en manière de plaisanterie, il a de l’encre dans la tête, et
c’est comme si sa tête n’était plus qu’une sorte de citerne qu’on a dûment
remplie jusqu’à ras bord d’un liquide noirâtre et épais, au sein duquel aucune
pensée véritable ne peut prendre forme – De l’encre dans la tête, quelle image…
Il se met
assis sur le bord du lit et tente d’énumérer tous les petits actes qu’il
pourrait accomplir sans trop se fatiguer et qui une fois accomplis, dans un
avenir plus ou moins lointain, pourraient s’avérer utiles : il aurait à
faire ceci ou cela, mais il n’en a pas envie, comme il n’a pas envie de relire
l’article de la revue scientifique qui doit être à sa place parmi les autres
revues sur le petit meuble qui fait face au lit. Il se lève néanmoins pour
vérifier que la revue se trouve bien à l’endroit où il suppose qu’elle se
trouve et il se met à chercher, mais ce n’est pas long, il s’est créé toutes
sortes de méthodes de classement ; et ayant mis la main sur la revue en
question, il s’écarte du petit meuble, demeure un instant les bras ballants
entre le meuble et le lit, esquisse un geste qui se perd et bâille longuement
en regardant d’un œil vide le désordre des draps.
Il ne veut
plus penser à son rêve et il chasse avec un mouvement las de la tête
l’image désagréable du lit gorgé d’eau. Tout cela, ce ne sont que les excès
d’une imagination morbide éprise d’elle-même et se jouant toujours plus sa
comédie, tandis que la trame de son rêve, cette histoire de femme noyée, n’est
peut-être que le souvenir déformé et rendu ambigu d’une lecture passée. Il
considère qu’il est sur la bonne voie s’il parvient à décomposer son rêve, à
trouver une origine plausible à la plupart des éléments disparates qui par le
rêve ont été rassemblés sans ordre, jetés brut et forcés de s’accorder les uns
avec les autres comme les pièces mélangées de plusieurs puzzles différents
dont on voudrait malgré tout faire une image unique… Il est nécessaire pour lui
de penser clairement, son imagination déjà morbide ne doit pas devenir
superstitieuse, et il ne doit pas se laisser troubler, se laisser arrêter par
certaines visions ou impressions fugaces : tout cela n’existe pas, tout
cela n’a pas plus de consistance qu’un nuage dont les formes au loin se
perdent, au gré de mouvements imperceptibles…
Il a comme
un soupir de soulagement en traversant la chambre pour aller dans la salle de
bains. Il a allumé la lumière de la pièce, il allume également le néon
au-dessus du miroir. Il s’aperçoit reflété par la surface sale du miroir – des
traces de doigts –, et comme arrêté par l’étrangeté de sa propre image, il
s’attarde un instant avant de hausser les épaules : c’est une chose
entendue, il ne se ressemble pas… Il retire son caleçon et avisant un gant de
toilette, une serviette propre de la veille, il entre dans la baignoire et en
tournant le robinet d’eau chaude, il commence de s’arroser avec des mouvements
précipités : l’eau est chaude, si chaude qu’il doit orienter le pommeau
dans une direction opposée, vers l’une des extrémités de la baignoire afin de
régler à nouveau la température en tournant les deux robinets, ce qu’il fait
plusieurs fois avec des gestes nerveux… Et même si l’eau est chaude, même s’il
est clair qu’il ne fait pas froid dans sa salle de bains, il se sent gagné à
mesure qu’il se lave par la sensation que justement il a froid, très froid, et
que ce froid, lentement, envahit son corps tout entier… Mais déjà il a coupé
l’eau et enjambe le bord de la baignoire, attrapant au passage la serviette
jetée dans le lavabo. Il s’essuie, se frictionne vigoureusement comme s’il
pouvait ainsi mettre fin à cette sensation de froid glacé qui s’est répandue
dans ses membres jusqu’à leurs dernières extrémités : gelé jusqu’aux
orteils, ce n’est donc pas une façon de parler, songe-t-il avec une grimace en
commençant de s’habiller pour ne plus avoir froid, pour faire reculer la
sensation qu’il a froid et la pensée qu’elle implique, à savoir qu’il est
étrange qu’il ait froid alors qu’il n’y a
justement aucune raison qu’il ait froid…
Mais il doit
penser clairement et ne pas s’étonner de ne pas se reconnaître dans l’image que
lui renvoie le miroir à présent qu’en tournant la tête, il se coiffe et de ses
cheveux trempés démêle les mèches à grands coups de brosse : je ne me
ressemble pas, c’est une chose entendue, mais il est vrai aussi que je ne passe
pas mon temps devant mon miroir et qu’il peut s’écouler des heures sans que je
me voie, sans que j’aie même une idée de la façon dont j’apparais aux autres…
Que voit-on ou croit-on voir sur mon visage, que suggèrent mes gestes et mes
paroles ? Cela personne ne peut le savoir : il faudrait être de la
scène à la fois l’acteur et le spectateur distancié…
Il sort de
la salle de bains, passe dans la cuisine et debout, boit une tasse de café
qu’il a réchauffé. Pour accompagner le café, il fumerait volontiers une
cigarette, regarde un instant avec envie le paquet posé sur la table… Mais il
sait que la cigarette est nocive et qu’il fera bien s’il ne fume pas dès le
matin, ainsi que ses proches et ses collègues ne manquent pas de le lui
rappeler en toute circonstance et à chaque fois que sa main se tend comme en un
réflexe vers un paquet posé à proximité : avoir la santé, c’est l’essentiel et
tu peux attendre encore, retarder l’échéance de la première cigarette… Et pour
ne plus y penser, il range dans une pochette de carton quelques papiers dont il
se convainc qu’ils traînent sur la table.
Il fait
quelques pas au hasard, cherchant ce qu’il pourrait encore arranger dans la
disposition de la pièce où il se trouve, ne songe à rien de précis et qui
pourrait être mis en œuvre immédiatement ; il revient dans la chambre,
cherche dans la revue la page de l’article, en lit les premières lignes et se
décourage après s’être heurté pour la troisième fois à un terme dont le sens
lui échappe. Il repose la revue, regarde à nouveau le désordre des draps et
s’étonne une nouvelle fois des excès de son imagination : une flaque d’eau
noirâtre, comme c’est absurde… Son regard tombant sur le réveil, il s’avise de
l’heure et retourne dans la pièce principale : c’est le problème d’être
réveillé tôt, il faut agir en attendant le moment où l’on commencera d’agir
véritablement, où l’on mettra en branle la journée qui s’annonce… Il lui reste
à peine trente-cinq minutes : au terme de ce délai, il devra sortir de
chez lui, dévaler les escaliers et passer la porte de son immeuble pour prendre
sa voiture et se rendre à son travail. Paradoxalement ce laps de temps – ces
trente-cinq minutes – lui paraît à la fois court et difficile à imaginer :
ce n’est rien trente-cinq minutes, ce n’est rien du tout, mais il n’a aucune
idée de la façon dont il va pouvoir au juste s’occuper pendant ce laps de
temps, ces trente-cinq minutes qui lui ont été accordées bien malgré lui et
parce qu’un rêve, un rêve stupide l’a jeté à l’aube au bas du lit. Alors qu’il
est à la fois parfaitement réveillé et privé de l’énergie que pourraient lui conférer
les heures de veille et l’obligation où l’on est de plus ou moins
convenablement tenir son rôle lorsqu’on est parmi les autres ; alors que ces
trente-cinq minutes constituent pour lui une sorte d’espace-temps
intermédiaire, un interlude, un entracte, où tout à la fois parfaitement
réveillé et en mesure d’agir, il n’est pas encore dans l’obligation d’agir et
ne sait donc comment et à quoi s’occuper…
C’est comme
si on lui avait donné quartier libre, un quartier libre de trente-cinq minutes
pendant lesquelles il doit s’activer en ayant toujours à l’esprit que s’il ne
s’active pas d’une façon ou d’une autre, il gâche tout aussi bien ces
trente-cinq minutes, les laisse passer, s’envoler, disparaître ; et pour
ne pas avoir l’impression de perdre tout à fait son temps, il retourne dans la
cuisine, retire les quelques assiettes et couverts de l’égouttoir afin de les
ranger dans l’un des placards sous son évier. Il note la saleté du sol, ouvre
sans intention précise la porte de son frigo et constate que ce dernier
également mériterait d’être nettoyé : cela est donc perpétuel, cela est
donc sans fin… Il demeure un moment indécis et pris d’une inspiration subite,
comme pour se donner une contenance et fournir à sa présence dans la cuisine
une autre raison que celle de sa simple obéissance à ses manies, cette manie
entre autres de ranger perpétuellement et avec des gestes emportés, impatients,
il ouvre la fenêtre de la cuisine et il sent sur son visage le picotement de
l’air froid du dehors alors qu’il s’installe afin de pouvoir observer toute à
son aise l’étroite cour intérieure et les fenêtres des autres appartements qui
sur la droite et en face constituent tout son horizon, alors qu’à sa gauche il
sait qu’il n’y a rien à voir puisque tout l’espace est occupé par un parking et
des voitures garées.
A certaines
fenêtres, il y a de la lumière, d’autres hommes et d’autres femmes sont comme
lui levés et s’activent malgré la fatigue, se préparent, avalent un rapide
petit déjeuner les yeux sur la montre, font un peu de rangement, se donnent un
dernier coup de peigne avant de partir… Mais peut-être que parmi toutes ces
personnes qui occupent des appartements semblables au sien, conçus sur le même
modèle, peut-être y en a-t-il certaines qui ne sont levées si tôt que parce
qu’elles ont été rejetées du sommeil, ont été réveillées à l’aube béante par un
rêve pénible et doivent errer dans les quelques pièces de leur appartement,
tels des spectres, de très vieilles personnes dont l’avenir est certain et qui
n’arrivent plus guère à dormir.
Il est
l’heure à présent, il doit partir à son travail et à peine a-t-il refermé la
fenêtre que déjà il a oublié les quelques éphémères pensées que lui ont
inspirées cette fenêtre ouverte et le spectacle d’autres fenêtres semblables.
Des soirs les promesses
« Les
jours jouent à faire des années »
Dominique
A
Le
même jour, le soir, il sort de son travail, l’esprit serein. A sa grande
surprise la journée a dans l’ensemble été agréable : il l’imaginait
longue, interminable, il ne l’a pas vue passer, tout s’est déroulé sans heurt
particulier, il a évité les personnes qu’il ne désirait pas voir, il a écouté
poliment une fastidieuse explication de son supérieur, il a souri à une
plaisanterie qui n’était pourtant pas très fine, il a échangé des propos,
soutenu des conversations, il a classé une lourde pile de dossiers et a passé
deux bonnes heures aux archives, il a répondu au téléphone, il a tapé des
lettres et classé le courrier, il a pris un rapide repas sur le pouce, il a
rédigé le commentaire d’une demande de subvention, l’a présenté à son supérieur
qui doit « encore y
réfléchir »… Et dans l’ensemble, malgré sa fatigue et ses maux de
tête, il s’est plutôt bien acquitté de tout cela et il est dehors à présent, il
n’est pas trop tard, il a un peu plus d’une demi-heure de route et s’il n’y a
pas trop de ralentissements, il devrait être chez lui aux alentours de dix-huit
trente : ce qui est plus tôt que d’habitude…
Et
il fait jour encore, il ne fera pas la route de nuit, et même s’il est fatigué
et légèrement décontenancé à présent que le rythme de sa journée de travail est
retombé, à mesure qu’il se dirige d’une démarche un peu lente vers sa voiture
garée à l’autre bout du parking, il est sensible aux couleurs du ciel, dont il
apprécie la douceur, comme il apprécie celle de ce début de soirée, notant au
passage que les quelques arbres de l’autre côté du grillage d’enceinte sont en
fleurs.
Il
ouvre sa voiture, enlève sa veste, la plie soigneusement pour la poser sur le
siège passager après l’avoir en un geste rapide épousseté. Ceci fait, il prend
dans la boîte à gants son paquet de cigarettes, trouve un briquet parmi les
papiers d’assurance du véhicule et appuyé à la voiture, commence de fumer
tranquillement sa première cigarette de la journée en regardant sans les voir
vraiment les quelques voitures encore garées sur le parking. Cette première cigarette lui fait tourner
légèrement la tête, mais même ce léger vertige, il le trouve bien agréable… Il
s’accorde simplement quelques minutes de répit sur ce parking désert avant de
prendre la route et cela sans avoir besoin de rendre de comptes à personne.
C’est
comme un quartier libre qu’il s’accorde à lui-même, que rien ne lui impose et
qui pourrait être regardé comme saugrenu, à considérer seulement qu’il se
trouve sur un parking désert à la vue de tous sans rien faire d’autre que fumer
une cigarette… Il sourit à la pensée qu’une telle attitude pourrait même être
considérée comme une preuve de sa singularité, « une excentricité », c’est-à-dire au sens propre une manière
de sortir du cercle étroit tracé par l’habitude et ce qu’il convient de faire
ou non, un cercle d’un diamètre réduit tracé à la craie sur le sol et dont il
est sorti sans en avoir vraiment conscience, en accomplissant un simple pas de
côté consistant – ses heures de travail terminées et rien ne le retenant plus –
à rester sur un parking désert sans rien faire d’autre que fumer une
cigarette ; et cela au lieu de se jeter au plus vite dans sa voiture pour
fuir à toute allure et rentrer chez lui, afin de se retrouver dans son
appartement, où il sait bien – et c’est là ce qui le prive de la satisfaction
de croire qu’il agit à sa guise, en obéissant à son seul libre arbitre – qu’il n’a rien à faire et où rien ne l’appelle et
lui commande de revenir.
Il
sait bien que rentré chez lui, il n’accomplira rien de précis et laissera filer
les heures qui le séparent du moment où n’ayant rien accompli de précis, il se
mettra au lit et tirera la couverture sur lui en espérant ne pas être réveillé
à l’aube par quelque rêve qui l’aura mis dans tous ses états : c’est que
pour occuper sa soirée, il ne connaît que très peu de gens avec qui il
souhaiterait la partager, comme il ne se connaît aucun de ces loisirs privés grâce auxquels les autres
sans doute parviennent à occuper les quelques heures qui, leur travail terminé,
les séparent du sommeil… Un de ces loisirs privés qui leur permettent de
tromper le temps et leur font croire qu’ils sont vivants, en vie, satisfaits de
ce qu’ils ont accompli et prêts à affronter ce que leur réserve le lendemain…
Loisirs privés tu parles, songe-t-il avec une grimace et en jetant au loin le
mégot de sa cigarette, alors qu’ils se contentent de s’affaler sur leur divan
pour s’endormir devant quelque programme de la télévision, fatigués par
l’ineptie criarde de l’ensemble et le sourire imbécile du présentateur. Oui,
voilà comment sans doute et de façon générale les autres occupent les quelques
heures qui les séparent du sommeil : en dormant, en ronflant devant
quelque programme dont ils savaient bien en s’affalant sur leur divan qu’il
allait être stupide et les préparer au long sommeil sans rêve qui, de leurs
nuits, est l’ordinaire…
Las de la vague généralité de ses idées, il
se met au volant et après avoir encore réglé le rétroviseur, il tourne la clé
de contact et démarre lentement.
Arrivé
chez lui, il retire sa veste et la range soigneusement sur un cintre dans son
armoire. Il déboutonne sa chemise, enlève ses chaussures et ses
chaussettes, passe ses pantoufles et
s’affale sur le divan pour établir une liste rapide de ce à quoi concrètement
il doit penser : il doit acheter ceci et cela, il doit envoyer deux ou
trois courriers, il doit nettoyer le sol et le frigo, il doit faire une machine
de linges et descendre les ordures… Et il est évident que tout cela ne lui dit
rien, tout cela est fastidieux, fatiguant ou les deux, il n’a pas envie d’agir
d’une façon quelconque : pourquoi ne resterait-il pas vautré dans son
divan ? Après tout qui l’empêche de rester vautré dans son divan et
pourquoi ne se reposerait-il pas un moment puisque tout aussi bien, il n’a pas
envie de faire quoi que ce soit d’autre ? Il se lève pourtant en une sorte
de court mouvement comme si c’était l’idée même d’être vautré qui lui avait été
désagréable… Mais il n’est pas vautré,
il est une personne fatiguée après une journée de travail et qui ne se sent
plus la force d’entreprendre ce qui tout aussi bien pourra être accompli le
lendemain, le surlendemain ou plus tard, dans un avenir plus ou moins proche.
Les courriers correspondent à des demandes de remboursements et devraient
évidemment être envoyés au plus vite : mais il n’a plus envie de sortir et
il lui faudrait encore aller acheter des timbres… Non, il ferait cela le
lendemain, cela pouvait attendre, il irait le lendemain après son travail, il
emporterait les lettres avec lui et subtiliserait quelques timbres au
bureau… C’est le seul petit larcin qu’il se permet, ce ne sont que quelques
timbres, mais à chaque fois il a des scrupules à se servir ainsi, alors que les
autres se servent en général dans le matériel du bureau sans compter et sans se
poser plus de questions. Quelques mois auparavant il y avait même eu une note interne à ce propos. Mais le
problème posé par cette incessante disparition du matériel acheté par
l’entreprise s’y trouvait évoqué en des termes si généraux, d’une façon si
vague et sans que ne soit perceptible le but précis de cette note –
s’agissait-il d’informer le personnel de ce problème, de menacer ceux qui se
servaient sans compter dans le matériel qu’à l’avenir des mesures
pourraient être prises ? – que personne en particulier ne s’était senti
concerné, la note interne tombant dans l’oubli dans les semaines suivantes.
Il
se lève du divan, il fait quelques pas au hasard : ses douleurs à la tête
ont envahi sa nuque… Il se sent sale, odieux, il a l’impression de puer… Il
songe qu’il en est venu à un régime de deux ou trois douches par jour… Il ne
peut supporter l’impression d’être sale et de sentir fort – des pieds, sous les
aisselles – et cette odeur, la seule appréhension de cette odeur, qui est celle
son corps et celle de sa chair, l’emplit de dégoût et le pousse à se
doucher deux ou trois fois par jour à gestes précipités mais avec un soin
sourcilleux… Il sait bien que le corps ne
ment pas, le corps est même d’une lucidité cruelle, et à mesure que l’on avance
en âge ses perpétuelles mesquineries prennent un tour accablant que l’habitude
qu’on en a n’atténue pas, nullement, au contraire, le corps étant toujours
humiliant, douloureux, mesquin de façon renouvelée et surprenante… Oui, ton
corps, ton corps qui vieillit moins vite ou différemment que ton esprit, te
ramènera toujours à tes justes proportions, à ta petitesse, à ta terrible
insignifiance : vouloir être quelqu’un et sentir la transpiration, sentir la merde – quelle dérision…
Il
a un léger vertige, dont il ne sait s’il doit l’attribuer à sa manière brutale
de se lever du divan ou au déroulement heurté de ses pensées et pour y mettre
fin, il va dans la salle de bains et s’éclabousse le visage d’eau à plusieurs
reprises et avec des gestes nerveux. Il pousse un cri d’ours en s’écartant du
lavabo : et, les cheveux et le visage ruisselants d’eau, il attrape une
serviette éponge avec laquelle il commence de se frictionner vigoureusement en
laissant l’eau jaune et tiède s’écouler par saccades avec un bruit irritant de
tuyauterie.
Après
s’être éclaboussé le visage, il a décidé de prendre une douche, il s’est lavé,
s’est parfumé, s’est coiffé, a passé des vêtements propres, et la tête vide de
toutes pensées, il est à présent assis sur le divan, chiffonnant nerveusement
un paquet de cigarettes vide. Que la vie peut parfois lui sembler lente !
Et comme il voudrait que les quelques heures qui le séparent encore du sommeil
fussent déjà passées… Assis sur le divan, il est étourdi par l’égale vacuité de
toutes les idées qui confusément lui viennent à l’esprit et il se dit sans
dégoût qu’il ne devrait pas être permis de s’ennuyer à ce point, qu’il ne
devrait simplement pas être permis d’être à ce point « désœuvré »…
Il
dessinait autrefois… Mais cela lui est passé, comme lui sont passés tant
d’autres occupations et tant d’autres enthousiasmes d’une saison. A présent, il
ne se connaît plus aucun loisir, rien ne parvient à l’intéresser durablement et
à le distraire de lui-même : rien ne le retient plus de céder à la
conscience amère qu’il a de vivoter sans plus, au jour le jour, à
l’insignifiante façon du plus grand nombre… En quoi ses petits soucis sont-ils
singuliers ? En quoi ces frayeurs nocturnes ne seraient-elles pas fort
communes ? Peut-il se prévaloir d’une particularité quelconque ? Fait-il
quoi que ce soit dont il pourrait se dire fier, dont il pourrait être
heureux ? Non, il laisse passer les heures, il laisse passer les jours, il
les laisse s’envoler, disparaître ; et il mène la vie banale et sans
horizon qui est hélas sans doute celle du plus grand nombre de ses
contemporains dans ce coin du monde…
Par
sa situation sociale, il n’est certes « pas à plaindre » comme on dit, sa situation est
relativement favorisée, ses revenus sont suffisants et lui permettent de
vivoter à sa façon sans se soucier excessivement de l’argent : cela ne
l’empêche cependant pas au jour le jour de s’ennuyer de la plus évidente des
manières et d’en être par instants malheureux… C’est sa vie après tout qu’il
voit s’éloigner et disparaître à l’angle de la rue : il peut courir,
interpeller la belle inconnue à la robe légère un moment aperçue au hasard des
rues, elle a à présent disparu et pour toujours sans doute…
Il
se demande d’où a pu lui venir une idée aussi sentimentale et agacé de
lui-même, il se lève et fait « les
cent pas » avec l’impression ridicule d’être comme l’un de ces
personnages des romans russes qui sans cesse et en tous sens arpentent leur
appartement dans l’attente d’une vaste idée ou que les saisisse un
déraisonnable désir… Il sourit amèrement : oui, en effet, il n’a au fond
pas plus de consistance qu’un personnage de roman, il pourrait comme ces
personnages n’être que le rêve d’un autre, mais à la différence de ces
personnages sa vie ne s’échappe pas de l’ordinaire, elle demeure dans
l’insignifiance et ne se trouve jamais troublée par quelque déraisonnable désir
qui le pousserait à agir, ne se trouve jamais changée par quelque
soudaine décision impliquant tout son
être…
Les
personnages de roman auxquels il avait tendance dans ses jeunes années à prêter
plus d’existence qu’à lui-même, dont la mort imaginaire l’attristait et pour
lesquels il lui est arrivé parfois d’éprouver des sentiments que par ailleurs
il sait n’avoir jamais éprouvés avec une telle intensité pour des personnes
réelles, les personnages de roman échappent évidemment à la banalité
fondamentale de la vie : ils agissent, changent, sont emportés, se perdent
et vivent curieusement la vie, que lui-même ne sait pas vivre…
Mais
il ne lit plus de romans depuis longtemps. Il n’en a pas le temps et il est
devenu bien trop sérieux… Il lit le journal, il lit des revues de préférence
scientifiques : il ne lit plus, il s’informe…
Et il songe à un article qu’il a lu récemment dans un hebdomadaire et dans
lequel le chroniqueur expliquait assez laborieusement que l’âge du roman
s’achevait et que l’époque n’avait plus guère de goût pour l’imagination en
général et les œuvres d’imagination tel que le roman en particulier, auxquelles
elle préférait le document, le témoignage, l’expérience vécue et authentique de
ceux que le chroniqueur nommait d’une façon assez vague « les vraies gens…»
Qui
étaient ces « vraies gens », pouvait-il lui par exemple simple
lecteur de l’hebdomadaire en rencontrer – ce doit être étonnant de vraies
gens ! – le chroniqueur se gardait bien de le dire, l’important étant cette
mort annoncée de l’imagination et le plaisir malin que prenait le chroniqueur à
l’annoncer : dans un style enjoué, avec un humour bon enfant, puisqu’il
n’y a en tout cela, évidemment, rien de grave…
Il
se sent las d’un coup. C’est comme si toutes ces pensées oiseuses – pourquoi
penser à un imbécile de chroniqueur ? – avaient emporté soudainement ses
dernières forces, et il n’arrive plus à réprimer ses bâillements, ses gestes
deviennent lourds, il sent que sa fatigue se change insensiblement en dégoût…
Il est par tout fatigué, à commencer par sa vie et les idées qu’il s’en
fait : il doit être possible pourtant de vivre autrement…
Et
tout à l’heure quand il se mettra au lit et fermera les yeux en espérant ne pas
se réveiller à l’aube béante dans tous ses états, pourra-t-il vraiment se dire,
oui, oui, aujourd’hui, j’ai vécu…
Ces deux nouvelles ont été écrites en 2005. Frédéric Perrot
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