hommage à Dino Buzzati
(1906-1972)
Moi,
qui m’étais toujours cru voué à la solitude, j’étais marié !
Tout m’était arrivé en même temps, et les événements s’étaient
enchaînés sans que j’en eusse véritablement conscience et avec cette sorte de
rapidité extraordinaire qui fait parfois le charme et l’étrangeté de certains
de nos rêves… Et tout en vérité s’était passé si vite que j’avais l’impression
de vivre avec une personne que, dans le fond, je ne connaissais qu’à peine et
qui, pourtant, l’état civil l’attestait, était ma femme…
Oh ! elle était charmante et intentionnée ! Et je n’aurais
jamais raisonnablement espéré amante plus passionnée et plus imaginative !
Entre ses bras, je découvrais des extrémités de plaisir que je n’aurais même
jamais soupçonnées et dont l’intensité m’aveuglait… Ceci dit, j’avais toujours
l’impression même en ces moments où nous perdions tous les deux la tête, et où
il nous aurait été loisible à tous deux de renier dans un même cri ciel et
terre, que je n’y étais pour rien et que cela se serait passé d’une manière
sensiblement équivalente avec n’importe quel autre homme…
Mais même si l’animal en moi était satisfait et apaisé au-delà de
toute espérance, malgré tout, je ne la connaissais qu’à peine ; et j’avais
parfois le sentiment pénible de partager mes jours et mes nuits avec une
parfaite étrangère… Ainsi, nous ne parlions guère et j’ignorais tout de ses
goûts ou de ses idées… Son passé, qu’elle n’évoquait qu’à contre cœur et parce
que je la questionnais, était lacunaire, mystérieux et ressemblait pour moi à
ces continents disparus, légendaires et dont on ne saura jamais sans doute
s’ils ont véritablement existé… Mes questions l’agaçaient d’ailleurs, et au
bout d’un moment elle coupait court, en disant simplement : « Mais
nous sommes heureux, non ? Qu’importe le reste… »
Elle n’avait pas de famille, pas d’amis, et pour moi, elle semblait
surgir de nulle part… Et j’étais marié et elle était ma femme, et j’étais
heureux, comme nul autre homme avant moi sans doute ne l’avait jamais
été : pourquoi dans ces conditions, aurais-je approfondi ce sentiment
d’étrangeté ?
Trois mois se passèrent ainsi… Trois mois de bonheur sans nuages –
qui, tout bien réfléchi, pourrait en dire autant ?
Le jour où tout bascula, je m’en souviendrai toujours… C’était une
belle journée d’été, et je rentrais du bureau heureux et confiant. J’avais très
habilement réglé une affaire impliquant l’avenir de mon entreprise et impatient
de faire part à ma charmante épouse de cet événement considérable, je
sautillais et je dansais presque sur le chemin du retour…
Circé – car tel est son nom,
son nom de scène je veux dire, du temps où elle était actrice dans une troupe
de théâtre ; et je ne l’appelle pas autrement : je ne me suis jamais
piqué d’écrire et mon lecteur éventuel me pardonnera pour cette raison les
maladresses de mon récit – Circé donc, quand j’arrivais, était tout
occupée par une série qui passait sur une chaîne du câble…
Assise sur le canapé, elle semblait vivre intensément ce que les
personnages de la série vivaient, et son implication personnelle dans ce qui ne
restait qu’une fiction – et une fiction télévisuelle bas de gamme, c’est-à-dire
une somme de situations convenues et ridicules, au fil de laquelle étaient
racontées les amours compliquées de jeunes gens riches et beaux comme nous ne
le serions jamais – était à ce point évidente que je n’osais la déranger…
Ne voulant pas l’importuner, j’allai d’un pas léger dans la cuisine, et
ayant ouvert le frigidaire, je me servis un grand verre de vodka ; et
au bout d’un moment, tout en buvant, je vins m’installer à côté d’elle sur le
canapé…
Je ne m’étais pas encore assis – c’est-à-dire que j’étais assis, mais
que je n’avais pas encore eu le temps de poser mon verre sur la table basse –
qu’elle se tourna vers moi.
« Je ne t’aime pas, je ne t’ai jamais aimé et je ne t’aimerai
jamais… »
Tels furent les mots qu’elle prononça à cet instant, et sa voix était
neutre, sans passion, ni colère ; et j’avais l’impression nette et
désespérante, qu’elle eût été beaucoup plus impliquée et inspirée, s’il lui
avait fallu commenter ce qui se passait sur l’écran…
« Alors, pourquoi, es-tu mariée avec
moi ? Pourquoi as-tu voulu te marier avec moi ? »
J’étais à ce point abasourdi que tels furent les mots que je
prononçais, après un moment de stupeur.
Elle me considéra un instant comme on considère un phénomène
inexplicable… Puis elle dit qu’elle ne savait pas.
« Je ne sais pas, mais j’ai eu tout loisir de constater au cours
de ces trois mois de vie commune que tu n’es qu’un cochon, un être orgueilleux,
une espèce de pourceau dégoûtant… Et comme je regrette de ne pas posséder les
pouvoirs de la magicienne dont on m’a donné le nom, afin qu’immédiatement tu
deviennes ce que tu es ! »
Ayant prononcé ces mots qui résonnèrent dans ma tête comme une
malédiction, elle se leva, renversa d’un geste le verre que je tenais encore et
alla s’enfermer dans la chambre.
Depuis, la situation s’est envenimée : c’est tout
ce que je pourrais en dire… J’ai nettement l’impression, dans un sens figuré du
moins, de vivre une existence de porc… C’est-à-dire que je ne cours pas vers
l’étable et que je ne me vautre pas avec délice dans ma fange comme le font les
porcs : mais c’est tout comme… Circé et moi, passons notre temps à nous
quereller, et tous les motifs nous sont bons !
Parfois, quand j’ai trop bu et qu’emporté par une
pulsion irrésistible de haine je veux l’humilier, je la contrains à ce qui lui
fait à présent horreur… Elle pousse alors des cris de folle, dont les voisins
se sont d’ailleurs plaints en plusieurs occasions…
« C’est le devoir conjugal, nous sommes
mariés ! »
Voilà ce que je lui répète avec frénésie, dans ma
démence… Et elle me crache au visage. Et je la frappe avec tout ce qui me
tombe sous la main…
Le plus étrange, c’est qu’elle refuse la séparation… A plusieurs
reprises – dégoûté de moi-même et de ce qu’est devenu notre couple en si peu de
temps – j’ai évoqué la possibilité d’un « divorce raisonnable ». Mais
elle s’y refuse obstinément.
« Nous sommes mariés, et c’est pour le meilleur et pour le pire,
me répond-elle avec un sourire mauvais. Je veux que nous souffrions tout ce que
nous devons souffrir, je veux que nous souffrions tout ce qu’il nous est
possible de souffrir… Et ce, jusqu’au
bout ! »
Cette nouvelle a été écrite en 2006. Frédéric Perrot
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