lundi 26 février 2024

Dune, en attendant la seconde partie (pour Richard)


 

Je ne suis pas critique de cinéma, ne prétends pas l’être. J’indiquerai seulement comment j’ai perçu la première partie de Dune, film que visuellement j’ai trouvé remarquable et superbe : une mise en place, à la manière des romans russes. Il faut bien quatre cent cinquante pages à Dostoïevski pour mettre en place tous les éléments de son intrigue, avant que ne se développe rapide et brutale l’action qui voit l’élimination de Chatov, par quatre ou cinq conjurés au fond d’un bois. Je parle des Possédés.

C’est ainsi que j’ai compris le premier film de Denis Villeneuve : quelque chose de lent, de volontiers contemplatif, une mise en place de l’histoire de façon subtile – Paul découvre les modes de vie sur Arrakis, autre nom de la planète Dune, en regardant des documentaires-vidéos, comme le ferait n’importe qui – et où finalement, il ne se passe pas grand-chose. Les Atréides sommés de s’occuper de la culture de l’épice sur Dune, épice qui permet le voyage spatial et constitue donc la plus grande des richesses, tombent dans un piège tendu par l’empereur et sont rapidement massacrés par la famille rivale des Harkonnen : ce qui est tout à fait conforme à ce que raconte le roman.  

Cette première partie se conclut par « la fuite au désert » de Paul, dans lequel les Fremen, les autochtones opprimés de Dune, supposent un « messie », et tout doit encore commencer… La guerre sainte, le « Jihad » : mot prudemment écarté du film, mais qui est dans le roman.

On sait donc que la seconde partie racontera une guerre abominable, un « génocide » mené par un fanatique religieux, qui refuse de l’être, est effrayé de l’être, puisque grâce à l’épice, il voit l’avenir…

 

                                                        Frédéric Perrot


Léo Ferré, Est-ce ainsi que les hommes vivent (pour Jacqueline)

 

Tout est affaire de décor
Changer de lit, changer de corps
À quoi bon puisque c’est encore moi
Qui moi-même me trahis
Moi qui me traîne et m’éparpille
Et mon ombre se déshabille
Dans les bras semblables des filles
Où j’ai cru trouver un pays

Cœur léger, cœur changeant, cœur lourd
Le temps de rêver est bien court
Que faut-il faire de mes jours ?
Que faut-il faire de mes nuits ?
Je n’avais amour ni demeure
Nulle part où je vive ou meure
Je passais comme la rumeur
Je m’endormais comme le bruit

Est-ce ainsi que les hommes vivent ?
Et leurs baisers au loin les suivent

C’était un temps déraisonnable
On avait mis les morts à table
On faisait des châteaux de sable
On prenait les loups pour des chiens
Tout changeait de pôle et d’épaule
La pièce était-elle ou non drôle ?
Moi, si j’y tenais mal mon rôle
C’était de n’y comprendre rien

Dans le quartier Hohenzollern
Entre la Sarre et les casernes
Comme les fleurs de la luzerne
Fleurissaient les seins de Lola
Elle avait un cœur d’hirondelle
Sur le canapé du bordel
Je venais m’allonger près d’elle
Dans les hoquets du pianola

Est-ce ainsi que les hommes vivent ?
Et leurs baisers au loin les suivent

Le ciel était gris de nuages
Il y volait des oies sauvages
Qui criaient la mort au passage
Au-dessus des maisons des quais
Je les voyais par la fenêtre
Leur chant triste entrait dans mon être
Et je croyais y reconnaître du Rainer Maria Rilke

Elle était brune et pourtant blanche
Ses cheveux tombaient sur ses hanches
Et la semaine et le dimanche
Elle ouvrait à tous ses bras nus
Elle avait des yeux de faïence
Et travaillait avec vaillance
Pour un artilleur de Mayence
Qui 
n’en est jamais revenu

Est-ce ainsi que les hommes vivent ?
Et leurs baisers au loin les suivent

Il est d’autres soldats en ville
Et la nuit, montent les civils
Remets du Rimmel à tes cils
Lola, qui t’en iras bientôt
Encore un verre de liqueur
Ce fut en avril, à cinq heures
Au petit jour que dans ton cœur
Un dragon plongea son couteau

Est-ce ainsi que les hommes vivent ?
Et leurs baisers au loin les suivent
Comme des soleils révolus

 

 

J’ai lu ce poème jeudi soir au Divanoo. Frédéric Perrot

 

Pour écouter la chanson de Léo Ferré :

     https://beldemai.blogspot.com/2019/09/est-ce-ainsi-que-les-hommes-vivent-leo.html


mercredi 21 février 2024

lundi 19 février 2024

Celui qu'on disait un garçon intraitable (poème de Louis-René des Forêts)


 

Si la honte le fait se retourner la nuit,

Chercher le sommeil pour cacher son visage

C’est qu’il voit avec les yeux de la conscience

Celui qu’on disait un garçon intraitable

Revenir juger l’homme qui l’a trahi.

Plutôt plaider coupable qu’en guise de défense

Se prévaloir d’une sagesse acquise.

 

Le chemin qui va d’hier à aujourd’hui

Semble obscur parfois et si plein de détours

Qu’il n’est guère aisé de s’y reconnaître

Non plus que d’en justifier le parcours

Auprès d’un enfant qui le commence à peine.

Il a beau trembler chaque nuit davantage,

Le cœur n’a pas perdu sa jeune fierté.

Oublie ses défaillances, pardonne-lui

D’avoir tant de mal à battre sans avoir peur

De l’ennemi qui est dans la place et le guette.

 

Que vienne le jour l’en délivrer, qu’il vienne

Adoucir ce regard d’ange justicier

Où se reflète sa sainte colère d’autrefois

Tournée contre soi infidèle à l’enfance

Et déjà soumis avant même de se rendre.

 

mercredi 14 février 2024

La sagesse des bien-pensants (avec un commentaire de Philippe)

 

                Pour Rabah,

 

Nous sommes las de l’orgueil des artistes

Qui ne sont que des charlatans

Rimbaud avec son enfer

Baudelaire avec son néant !

 

Nous sommes las de la bêtise des artistes

Qui se trompent tout le temps

N’oubliez pas qu’au siècle précédent

Nombre d’entre eux ont été communistes !

 

Nous ne sommes plus à la botte des tyrans

Nous sommes plus matures plus humains

Nous savons que les révoltes sans lendemain

Sont choses passées et causes d’égarements

 

D’un mot nous ne sommes plus des enfants

Et nous n’avons pas à rougir

Que l’Histoire puisse nous tenir

Pour un aboutissement !

 

Nous goûtons l’utile et l’agréable

Désirons de modestes artisans

Et de beaux objets malléables

Pour décorer nos appartements

 

Nous aimons les romans

Qui nous apprennent à vivre

Mais nous leur préférons les livres

Qui dispensent une sagesse pratique

et un enseignement

      

Et à tout nous préférons encore

Les séries-événements

Qui nous donnent le sentiment

De posséder étalés dans nos canapés

une âme et un corps !



                        Frédéric Perrot


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Commentaire spontané de Philippe Finck (9 février)

 

       Petite réflexion au sujet des artistes. Assis là au bar avec mon verre de vin je pense aux artistes...

       Ah les artistes, justement les artistes !

       Ce sont au contraire les seuls,

les seuls qui ont tout compris.

Les seuls qui ont compris que la seule façon  

de subir l’existence est de créer, ou du moins

d’essayer.

Ce sont eux qui ont tout compris.

Ils ne subissent pas l’existence, eux.

Au contraire ils la dirigent.

Certes, avec douleur pour la plupart.

Mais la moindre création les remplit d’une

satisfaction unique et bien loin de leurs

congénères qui ne font qu’obéir à des objectifs

qu’on a fixés pour eux.

La vie n’est rien d’autre qu’un espace-temps qu’il

faut remplir coûte que coûte.

Alors peu importe que les artistes soient

communistes ou même libéraux pour ceux qui ont

« réussi ».

Je les envie !  


vendredi 9 février 2024

lundi 5 février 2024

Victor Hugo, J'ai cueilli cette fleur pour toi sur la colline (pour Hugues)

 



J’ai cueilli cette fleur pour toi sur la colline.

Dans l’âpre escarpement qui sur le flot s’incline,

Que l’aigle connaît seul et peut seul approcher,

Paisible, elle croissait aux fentes du rocher.

L’ombre baignait les flancs du morne promontoire ;

Je voyais, comme on dresse au lieu d’une victoire,

Un grand arc de triomphe éclatant et vermeil,

A l’endroit où s’était englouti le soleil,

La sombre nuit bâtir un porche de nuées.

Des voiles s’enfuyaient, au loin diminuées ;

Quelques toits, s’éclairant au fond d’un entonnoir,

Semblaient craindre de luire et de se laisser voir.

J’ai cueilli cette fleur pour toi, ma bien-aimée.

Elle est pâle, et n’a pas de corolle embaumée.

Sa racine n’a pris sur la crête des monts

Que l’amère senteur des glauques goëmons ;

Moi, j’ai dit : « Pauvre fleur, du haut de cette cime,

Tu devais t’en aller dans cet immense abîme

Où l’algue et le nuage et les voiles s’en vont.

Va mourir sur un cœur, abîme plus profond.

Fane-toi sur ce sein en qui palpite un monde.

Le ciel, qui te créa pour t’effeuiller dans l’onde,

Te fit pour l’océan, je te donne à l’amour. »

Le vent mêlait les flots ; il ne restait du jour

Qu’une vague lueur, lentement effacée.

Oh ! comme j’étais triste au fond de ma pensée

Tandis que je songeais, et que le gouffre noir

M’entrait dans l’âme avec tous les frissons du soir !

 

 

                         Ile de Serk, août 1855


dimanche 4 février 2024

Cioran, Fenêtre sur le Rien (notes au fil de la lecture)

 



L’imbécile fonde son existence sur ce qui est. Il n’a pas découvert le possible, cette fenêtre sur le Rien…

 

L’acte de triomphe suprême sur le monde, aussi distant des extrémités de la joie que de celles de la tristesse, est une indifférence rêveuse qui oriente notre pensée vers des êtres inconnus, étrangers au soleil comme à la nuit, et que nous ne rencontrerions qu’ailleurs, dans une contrée neutre de notre imaginaire.

 

L’incompréhensible effort réalisé pour transformer au plus vite une quelconque femme en idole, afin de mieux piétiner ensuite l’autel de ce leurre, cette alternance de culte et d’écœurement, le besoin d’illusion et l’impossibilité de ne souscrire à aucune d’entre elles te transforment en un Don Quichotte cynique.   

 

Lorsque tu te relis, tu es surpris par la sincérité de toutes ces pages, si nombreuses et si mal écrites. Le style est un masque et une fuite.

 

Aucune herbe anesthésiante n’est assez puissante pour émousser durablement ma veille. Le véritable somnifère, c’est la mort.

 

Après avoir dépensé tant de forces à construire des cauchemars, il n’est pas étonnant que nous soyons incapables, durant la journée, d’ajouter à la fadeur des instants la moindre énergie, le moindre souffle. Notre vitalité est consumée par nos rêves nocturnes ; son absence nous place devant le monde pur, sans la moindre transformation qui serait due à notre imagination.

Vagabonds sublimes dans notre sommeil, nous devons, une fois réveillés, nous réduire à des ratés ; nous payons notre vaillance nocturne par notre lâcheté diurne. Aux ennemis que nous avons assassinés en rêve, nous tendons la main, dans la rue, avec un sourire.

 

Tant de poètes où la tristesse abonde à cause d’un génie insuffisant… La distance qui les sépare de l’expression absolue, ils la remplissent par de vibrantes déficiences.  Ainsi deviennent-ils de grands poètes grâce à la tristesse qui cache leur impuissance. Les poètes mineurs sont plus sombres que ceux qui ont été pleinement dotés. C’est que la tristesse est plus facile que le génie : elle exige seulement un peu de maladie et un semblant de talent.

 

Les grands de ce monde ne savent que trop l’impossibilité de diriger les foules sans la fausse nourriture des croyances. Leur occupation consiste à les gaver de mystifications passées au vernis de la vérité. Une fois prises au jeu, désormais incapables de douter, elles acceptent les lois, l’oppression et la guerre. L’Histoire ? L’excitation des meutes humaines au moyen d’idéaux. 

 

                                                                                   Décembre 2023

 

Cioran, Fenêtre sur le Rien

Traduit du roumain par Nicolas Cavaillès

 

vendredi 2 février 2024

Hannah Arendt, Le système totalitaire (un extrait)

 

Pacte de non-agression germano-soviétique, 1939
Staline et Ribbentropp

   

         Les idéologies ne s’intéressent jamais au miracle de l’être.

                                Hannah Arendt, Le Système totalitaire

 

Il est dans la nature même des régimes totalitaires de revendiquer un pouvoir illimité. Un tel pouvoir ne peut être assuré que si tous les hommes littéralement, sans exception aucune, sont dominés de façon sûre dans chaque aspect de leur vie. Dans le domaine des affaires étrangères, les nouveaux territoires neutres ne doivent jamais cesser d’être soumis, tandis qu’à l’intérieur, des groupements humains toujours nouveaux doivent être domptés par l’expansion des camps de concentration ou, quand les circonstances l’exigent, être liquidés pour faire place à d’autres. Le problème de l’opposition est sans importance, tant dans les affaires étrangères qu’intérieures. Toute neutralité, toute amitié même, dès lors qu’elle est spontanément offerte, est, du point de vue de la domination totalitaire, aussi dangereuse que l’hostilité déclarée : car la spontanéité en tant que telle, avec son caractère difficile à apprécier, est précisément le plus grand obstacle à l’exercice d’une domination totale sur l’homme. Aux communistes des pays non communistes qui se réfugièrent ou furent appelés à Moscou, une amère expérience apprit qu’ils constituaient une menace pour l’Union soviétique. Les communistes convaincus sont en ce sens, qui est le seul à avoir quelque réalité aujourd’hui, aussi ridicules et menaçants aux yeux du régime russe que les nazis convaincus de la faction Röhm l’étaient par exemple aux yeux des nazis.  

Ce qui rend si ridicules et si dangereuses toute conviction et toute opinion dans la situation totalitaire, c’est que les régimes totalitaires tirent leur plus grande fierté du fait qu’ils n’en ont pas besoin, non plus que d’aucune forme de soutien humain. Les hommes, dans la mesure où ils sont plus que la réaction animale et que l’accomplissement de fonctions, sont entièrement superflus pour les régimes totalitaires. Le totalitarisme ne tend pas vers un règne despotique sur les hommes, mais vers un système dans lequel les hommes sont superflus. Le pouvoir total ne peut être achevé et préservé que dans un monde de réflexes conditionnés, de marionnettes ne présentant pas la moindre trace de spontanéité. Justement parce qu’il possède en lui tant de ressources, l’homme ne peut être pleinement dominé qu’à condition de devenir un spécimen de l’espèce animale homme.

C’est pourquoi le caractère est un obstacle et même les règles légales les plus iniques sont un obstacle ; mais l’individualité, comme tout ce qui, bien sûr, distingue un homme d’un autre, est intolérable. Aussi longtemps qu’on n’a pas rendu tous les hommes superflus – et c’est là ce qui ne s’est fait que dans les camps de concentration – l’idéal de la domination totalitaire n’a pas été pleinement réalisé. Les Etats totalitaires s’efforcent sans cesse, même s’ils n’y réussissent pas toujours complètement, de démontrer que l’homme est superflu, en pratiquant la sélection arbitraire des divers groupes à envoyer dans les camps, en procédant constamment à des purges dans l’appareil dirigeant et à des liquidations de masse. Le sens commun proteste désespérément que les masses sont soumises et que tout ce gigantesque appareil de terreur est donc superflu ; s’ils étaient capables de dire la vérité, les dirigeants totalitaires répliqueraient : l’appareil ne vous semble superflu que parce qu’il sert à rendre les hommes superflus.  

 


Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme, Le Système totalitaire

Traduit de l’américain par Jean-Loup Bourget, Robert Davreu et Patrick Lévy. Révisé par Hélène Frappat.

 

René Char, Poètes (pour Raimund)

 



La tristesse des illettrés dans les ténèbres des bouteilles

L’inquiétude imperceptible des charrons

Les pièces de monnaie dans la vase profonde

 

Dans les nacelles de l’enclume

Vit le poète solitaire

Grande brouette des marécages.

 

 

Poème lu hier lors de la soirée poésie au Divanoo. Frédéric Perrot.