Nous sommes cinq dans la tente, sans compter
l’ordonnance qui nettoie mon fusil. Il y a
une discussion animée entre mes camarades
officiers. Dans la marmite, du petit salé tourne
avec des macaronis. Mais ces braves
n’ont pas faim – et c’est tant mieux !
Ils n’ont qu’une envie, éructer à propos
de Hus et autre Hegel, prêts à tout pour passer le
temps.
Qui s’en soucie ? Demain on se bat. Ce soir ils ont
envie
de s’asseoir en rond pour causer de rien, de
philosophie. Peut-être la marmite n’est-elle pas là
pour eux ? Ni le réchaud, ni ces pliants
sur lesquels ils sont assis. Peut-être n’y a-t-il pas
une bataille qui les attend demain matin ?
C’est ce que nous préférerions tous. Peut-être
ne suis-je pas là pour eux, non plus. Prêt
à servir à manger. Je est un autre,
comme a dit quelqu’un. Je, ou un autre, peut aussi
bien être
en Chine. À table, camarades,
dis-je, distribuant les assiettes. Mais quelqu’un
vient d’arriver, de mettre pied à terre. Mon ordonnance
va jusqu’à l’entrée de la tente, puis lâche son
assiette
et recule d’un pas. La Mort entre sans dire
un mot, vêtue d’une redingote.
Je pense d’abord qu’elle doit chercher l’empereur,
qui est vieux et malade de toute façon.
L’explication serait
celle-là. La Mort s’est égarée. Je ne vois que ça.
Elle a un bout de papier à la main, nous considère
brièvement, consulte des noms.
Elle lève les yeux. Je me tourne vers le réchaud.
Quand je me retourne, tout le monde a disparu.
Tout le monde,
sauf la Mort. Elle est toujours là, immobile.
Je lui donne son assiette. Elle a fait
du chemin. Elle a faim, je crois, et mangerait
n’importe quoi.
Traduction : Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso.
Raymond Carver, Poésie.
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