I.
J’ai
bien peur que nous ne soyons étrangers l’un à l’autre. Vous n’avez rien à faire
ici et je ne tolérerai pas un instant de plus votre présence. Vous avez la
désagréable habitude d’apparaître sans qu’on s’y attende et cela suffit à
présent. Bien sûr, c’est troublant, vous me ressemblez beaucoup, à un âge que
je n’ai plus, mais justement vous n’êtes qu’une version approximative et
immature de moi-même. Vos gènes sont ceux du jeune imbécile que j’étais à vingt-quatre
ans et j’en ai plus du double aujourd’hui ! Votre expérience de la vie est
forcément moindre et nous n’avons rien à nous dire…
Mais
j’ai perdu le fil de ma pensée… Le problème essentiel n’est pas là ! Je ne
compte pas discuter avec vous et ce dont vous devez bien vous convaincre, c’est
que je ne veux avoir aucune sorte de rapport avec vous et j’exige que vous
cessiez désormais de vous présenter devant moi, comme si je vous devais quelque
chose. Je ne vous dois rien, vous ne m’êtes rien. Vous n’êtes qu’une pâle
copie, vous ne serez jamais qu’une pâle copie. Vous avez été fabriqué et je n’y
suis pour rien. Car n’allez surtout pas croire que j’ai désiré même une seconde
cette opération de duplication. Je les désapprouve en bloc, elles sont contraires
à mes convictions philosophiques : je ne rêve pas à une pseudo-vie
éternelle, moi ! Vous n’êtes pas là à cause ou grâce à moi. J’y ai été
contraint, forcé par mon père, l’architecte Hans Castorp, que mon mode de vie
et le rejet de la sienne inquiétaient. C’est très sain qu’un fils soit en
guerre ouverte avec son père. Les fades armistices viendront toujours assez vite,
rassurez-vous ! En ce qui concerne plus précisément notre affaire, je
crois qu’il ne m’a pas pardonné l’interview que j’ai donnée à un groupe
d’influence concurrent du sien et où j’en appelais à la fermeture immédiate de
son sinistre et honteux parc d’attraction. Je jouais bien sûr la comédie face à
l’animateur virtuel et en essuyant une larme, j’allais même jusqu’à prétendre
dans une belle envolée que cela m’était un véritable crève-cœur de
devoir dénoncer les activités de mon père ! Mais, comme disait l’autre, je
suis et demeure un citoyen vigilant du système solaire et il était de ma
responsabilité, blablabla…
Enfin,
ce n’était pas mon meilleur rôle… Je me suis tout simplement payé sa tête au su
et au vu de toute la galaxie et le vieux l’a très mal pris... Deux ou trois nuits
plus tard, trois ou quatre de ses hommes sont entrés chez moi par effraction, ils
m’ont tiré du lit, m’ont mis la tête dans un sac et j’ai été traîné manu
militari dans le meilleur des centres de duplication génétique. Toute l’opération
s’est évidemment faite sans mon consentement éclairé ! Je ne puis donc me
tenir en rien responsable de votre existence. Mon père, en vous créant, savait
que la copie serait plus docile que l’original, c’est tout le principe :
docile, de plus en plus docile de copie en copie ! Il est d’ailleurs à
parier que c’est ce vieux capitaliste répugnant qui vous envoie à moi avec je
ne sais quelle idée derrière la tête…
Comment
n’ai-je pu y penser auparavant ? Vous ne pouvez être qu’un de ses agents,
un de ses larbins, vous lui appartenez… Je n’arrive toutefois pas à imaginer en
quoi peut consister exactement votre mission… Votre rôle est-il seulement de me
troubler, comme nous trouble parfois le regret d’une autre vie que nous aurions
pu vivre ?
Mon
paternel est gâteux de toute façon, depuis que ses affaires ont périclité sur
Hypérion et si j’ai changé d’identité, si je me suis débarrassé de son nom
comme d’un chiffon sale et dégoûtant, taché de merde et de sang, le sang des
millions d’hommes qu’il a fait mourir aux confins de l’univers, c’est que je ne
veux plus avoir aucun rapport avec lui non plus. Vous n’y êtes pour rien, je le
sais bien, mais vous devez partir maintenant…
Nous
sommes étrangers l’un à l’autre, nous ne serons jamais des presque-frères !
Cela n’existe pas les presque frères : c’est un mythe, une invention de
publicitaires. Son double fait toujours horreur à un homme, et vous me faites
horreur, avec votre jeunesse et votre visage lisse… Et je ne compatis pas :
ce n’est pas le genre de la maison. Je ne peux vous être d’aucun secours… Partez.
Quittez mon appartement, disparaissez… Ne me forcez pas à vous tuer, vous ne
sauriez imaginer le nombre de manières que je connais de tuer…
II.
Il
ne sait même plus quel âge il a… Hans Castorp coupa l’enregistrement-vidéo du
dernier délire de son fils que le professeur Harry Haller lui avait envoyé le
matin même. Ils avaient dû dans les minutes qui avaient suivi lui injecter une
nouvelle dose d’exfoliant psychique.
Ce
charlatan de Haller, qui m’assurait qu’il pouvait te guérir… Mon pauvre Thomas,
tu n’as que vingt-sept ans et tu es complètement fou… Tu te crois dans ton
appartement, alors que tu es dans une cellule d’hôpital psychiatrique. Ton
monde n’est qu’un défilé de nuages et n’a pas plus de consistance que des
cathédrales de brumes… J’ai peut-être un peu péniblement insisté à l’époque
pour que tu sois dupliqué. Tu es mon seul fils et mon héritier… Certains de tes
coups d’éclats bien sûr m’inquiétaient… Cette habitude forcenée que tu avais de
te vautrer dans les histoires les plus lamentables, dans les compagnies les
plus sordides… Bien sûr, j’étais inquiet… Mais tu étais d’accord, nous en
avions parlé longuement… Je ne t’y ai pas contraint, forcé et comment aurais-je
pu imaginer qu’une opération aussi bénigne ait de telles conséquences sur ton
psychisme… Trente mille opérations de ce type au moins se font à chaque heure
du jour et il n’y a quasiment jamais aucun problème. Tu étais en bonne santé et
tu trouvais même tout cela amusant, tu le prenais à la blague, je m’en
souviens… Comme tu riais sur le tarmac, au moment des adieux…
Ton
délire de persécution a commencé quelques semaines après l’opération de façon
surprenante, incompréhensible… Peu à peu, tu as contracté cette infecte maladie
de te figurer en opposant, en fils rebelle et qui plus est, persécuté ! Cela n’avait strictement aucun sens. Tu avais
tout ce que tu voulais ! Et même plus ! Tu allais sur Hypérion à
chaque été lunaire pour t’éclater, comme tu disais. Je ne m’y suis jamais
opposé, s’amuser est sain et je pensais que tu étais suffisamment fort pour
supporter les rafales illusoires qu’implique ce genre de distraction. Tu
y passais deux ou trois semaines en général et tu en revenais enchanté, malgré
la fatigue… Jamais tu n’as eu un mot pour dénoncer ce qui t’amusait tant… Jamais
tu n’as accordé la moindre interview à qui que ce soit… Le scandale que tu
penses avoir créé n’a jamais existé…
Mon
pauvre Thomas, si tu savais… Ta pâle copie, ta pâle copie comme tu l’appelles
se trouve toujours dans quelque éprouvette de laboratoire. Quelle raison
aurais-je eu de faire naître cette pauvre contrefaçon ? Nous n’avons pas insufflé
la vie à ce magma de gènes… Même moi, je le sais : chaque être est unique
et irremplaçable…
Ce
que je ne puis comprendre, c’est ta haine tenace… Que cette triste expérience
involontairement a révélée, a menée au jour, comme quelque chose qui grouillait
dans les eaux troubles de ta psyché… J’ai toujours su qu’au fond tu me méprisais
moi et toutes mes activités. Mais nous n’étions pas en guerre ouverte,
comme tu aimes à le répéter dans tes délires, chaque fois que tu le peux…
Comment un fils peut-il à ce point haïr son père ?
Mes
affaires sur Hypérion ou ailleurs n’ont pas périclité. Je ne sais pas où tu es
allé chercher ça… Crois-tu m’offenser en disant cela ? Personne ne
comprend personne… Je suis l’homme le plus riche qui ait jamais vécu… Et
j’aurais été si heureux de te léguer tout ça… Car que me vaut cette si
éclatante réussite, si je t’ai perdu, toi… Si tu es fou, de façon irrémédiable…
Qu’est-ce que j’ai bien pu rater, à un moment ou à un autre ?
Le
texte prolonge d’une façon un peu inattendue Bienvenue au parc d’attraction psychique d’Hypérion ! (publié le 13 janvier 2021). Frédéric Perrot.