lundi 29 avril 2024

A propos d'un mauvais livre sur Maurice Blanchot (note de Journal)


 

Ce livre sur Blanchot, qui tout en étant mauvais, est troublant : le même nihilisme serait toujours à l’œuvre chez Blanchot, des années 30 aux années 60. Blanchot serait un sempiternel partisan de la Terreur, idéologique et littéraire : il n’aurait pas varié et n’aurait seulement changé que de bord politique… De l’extrême-droite monarchiste à l’extrême de l’extrême-gauche… L’auteur (Philippe Mesnard) me semble toucher juste, quand il affirme que Blanchot n’a jamais vécu que parmi les livres, dans un monde imaginaire. Mais les conclusions qu’il en tire sont pauvres, puisqu’il n’imagine pas de discontinuité dans le parcours de Blanchot, qui était peut-être fou ou délirant à certaines périodes particulièrement sombres de son existence… Ce pourrait être une hypothèse d’école ! Même son interprétation de ce qu’il nomme le narcissisme douloureux de Blanchot n’apporte rien. Puisqu’il faudrait plus parler de solipsisme que de narcissisme. Le solipsisme est une sorte d’aberration philosophique – le monde existe évidemment sans moi pour le penser –, mais on ne saurait s’en passer pour appréhender les écrits de Blanchot qui tournent sans fin sur eux-mêmes, jusqu’au vertige… Or, Philippe Mesnard s’en passe allégrement et j’ai cherché en vain dans son livre la moindre allusion au solipsisme.  

Mesnard ne daigne pas envisager que le Blanchot qui participe largement à l’écriture du Manifeste des 121 (« Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie ») n’est pas le même, et ne peut être le même, que celui qui vilipendait Léon Blum dans les années 30. Pour des gens comme Mesnard, jamais un homme ne change… Ou alors c’est une imposture, un faux-semblant, quelque chose de douteux…

Ce qui est absurde : Mesnard fait de Blanchot un homme n’ayant jamais vécu que parmi les livres, mais n’en aperçoit pas les effets concrets : le jeu purement littéraire, le plagiat assumé, la mise en fiction, comment Blanchot réécrit bien plus que Kafka ou Sade, Melville ou Lautréamont par exemple, parmi beaucoup d’autres… Combien les récits de Blanchot sont tissés de citations et de concepts philosophiques qui sont pris pour eux-mêmes et détournés avec une indéniable dimension ironique, le propre de l’ironie étant d’être invisible… Un seul exemple : le dernier homme, un concept de Nietzsche, et que Blanchot semble prendre au pied de la lettre dans le récit du même nom (Le dernier homme). Blanchot est un auteur difficile, souvent révoltant, pour le lecteur et son intelligence, son rationalisme. Le nihilisme de Blanchot est en effet immense, mais non à la manière dont l’imagine Mesnard, dont le livre enfin est mauvais, puisqu’on ne comprend pas au juste ce qu’il veut prouver

 

Il me paraît faux par ailleurs de réduire philosophiquement Blanchot à Levinas et à Hegel… Hegel n’est qu’une étape propre à sa génération, celle qui a assisté aux cours d’Alexandre Kojève. Blanchot, comme Camus, ne s’est jamais prétendu philosophe. Il était un littéraire – ce qui n’a rien d’injurieux pour moi, quand il fait la connaissance de Levinas à Strasbourg, ses maîtres sont Valéry et Proust – et un penseur, dont le seul objet serait les impasses, les défaillances ou l’impossibilité de la pensée… Blanchot n’est peut-être grand que par ce qu’il entrevoit, laisse à penser, et par son refus par exemple de transiger sur Auschwitz. L’écriture du désastre.

Mais philosophiquement Blanchot tient bien sûr la route. Il accueille avec reconnaissance la pensée des autres, Foucault, Derrida, Deleuze… Il faut être un imbécile pour ne pas lui reconnaître cette qualité de lecteur, la gratitude… Blanchot n’est pas dupe de Heidegger et ses pages sur Nietzsche restent incomparables.

 

                                                                   Frédéric Perrot

 

Cormac McCarthy (pour Sandrine)

 



Manu Larcenet, La route (d’après l’œuvre de Cormac McCarthy)

Editions Dargaud, 2024

 

Cormac McCarthy, No Country for Old Men

Traduit par François Hirsch


dimanche 28 avril 2024

dimanche 21 avril 2024

Sur L'identité de Milan Kundera

 


L’identité est sans doute le roman le plus étrange de Milan Kundera. Comme chez Fellini (en particulier Juliette des esprits), c’est l’histoire en apparence banale d’un couple, Jean-Marc et Chantal, qui glisse au fur et à mesure, puis de plus en plus rapidement dans le cauchemar le plus total.

On pourrait également penser à Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick, un cinéaste que n’aimait pas du tout Kundera, mais qui adapté d’une nouvelle d’Arthur Schnitzler, La Nouvelle rêvée, confronte un couple à ses propres fantasmes, ses rêves, une nouvelle à laquelle il est difficile de ne pas penser, face aux interrogations finales d’un narrateur, double de l’auteur, qui intervient alors en première personne : « Et je me demande : qui a rêvé ? Qui a rêvé cette histoire ? Qui l’a imaginée ? Elle ? Lui ? Tous les deux ? Chacun pour l’autre ? » 

Mais reprenons depuis le début. Jean-Marc et Chantal sont un couple heureux et équilibré, bien que Chantal soit un peu plus âgée et traverse cette phase déstabilisante de la vie d’une femme, à savoir la ménopause, un mot que Kundera évite avec soin tout au long du roman, mais que les troubles de Chantal suggèrent : les bouffées de chaleur, les soudaines rougeurs… Jean-Marc et Chantal sont un couple heureux, mais vieillissant et Chantal se sent de plus en plus mal à l’aise, étrangère dans un monde, le nôtre, qu’elle n’aime pas, et même déteste. Chantal travaille dans une agence de publicité, un secteur d’activité qui est sans doute celui que Milan Kundera lui-même abominait le plus. Chantal n’aime pas son travail et les dialogues avec Leroy, le patron de cette agence, un ancien trotskiste qui a vendu avec enthousiasme son âme au marché, donnent une indéniable dimension satirique à un roman, qui par ailleurs est quasi dépourvu d’humour et où le ton est grave… Jean-Marc de son côté, est un doux rêveur, qui a renoncé « aux ambitions », cite volontiers Baudelaire et dont on comprend qu’il vit pour Chantal et pour elle seule.

Tout commence bien sûr par une phrase mal comprise (« Les mots incompris » constituent une partie de L’insoutenable légèreté de l’être). Chantal, ayant assisté dans une ville du bord de mer à un défilé assez grotesque d’hommes qu’elle juge « papaïsés », songe avec malice qu’aucun de ces hommes qui poussent des poussettes, sont gentiment mièvres, font voler avec bonheur des cerfs-volants comme des enfants attardés, ne se retournerait sur elle et en arrive à cette conclusion : « Les hommes ne se retournent plus sur moi. ». Fatiguée, elle répète un peu plus tard cette même phrase à Jean-Marc, qui la comprend de travers et ému par ce qu’il croit être l’aveu d’une femme vieillissante et inquiète, décide de lui écrire des lettres, qui seraient celles d’un mystérieux admirateur. La mécanique infernale est alors lancée. Ce qui n’était qu’un jeu innocent, à la manière de Cyrano de Bergerac, la tentative d’un homme pour consoler sa compagne, devient une spirale qui entraîne les deux personnages dans un cauchemar de plus en plus profond, comme dans la nouvelle Le jeu de l’auto-stop de Risibles amours.

La situation s’envenime encore avec le retour inopiné de la « belle-sœur » de Chantal, la sœur de son ancien mari, qui accompagnée de ses trois redoutables enfants, sème le chaos dans l’appartement de Chantal et Jean-Marc. Il me faut préciser que Jean-Marc et Chantal sont un couple sans enfant, que Chantal a eu avec son ancien mari un fils, qui est mort à l’âge de cinq ans. La mort rôde d’ailleurs dans ce roman à chaque coin de page ou presque… Chantal se rend régulièrement sur la tombe de cet enfant et lui « parle », se confie… Chantal a dans ces occasions des pensées que nombre de bien-pensants jugeraient sans doute scandaleuses : son plus grand chagrin, la perte de son fils, a également permis son plus grand bonheur, la décision de divorcer et sa rencontre avec Jean-Marc…

En tout cas, Chantal, ayant enfin réussi à chasser sa belle-sœur et ses trois ignobles marmots, la dispute éclate entre elle et Jean-Marc. Toutes les failles de ce couple parfait éclatent et dès lors les événements s’enchaînent avec une rapidité extraordinaire, qui est celle du cauchemar… C’est un véritable tour de force de Kundera, qui en bon héritier de Kafka, mêle la réalité et le rêve comme dans aucun autre de ses romans, à l’exception de L’insoutenable légèreté de l’être, où les rêves de Tereza précipitent la fiction dans des zones indécidables.

Je ne révèlerai pas tous les éléments de ce cauchemar. Mais Jean-Marc et Chantal se retrouvent à Londres, le premier poursuivant la seconde. Jean-Marc devient un miséreux qui doit disputer à un autre miséreux un banc, tandis que Chantal se découvre prisonnière dans une maison, dont toutes « les portes sont clouées » et où a eu lieu semble-t-il un simulacre de « partouze » : Eyes Wide Shut ! 

Les deux personnages perdent leur « identité ». Chantal, nue sur une chaise, tente en vain de se souvenir de son propre « nom » et espère que l’homme qu’elle aime et dont elle se souvient vaguement, va crier ce nom : « Chantal ! Chantal ! Chantal ! ». « Réveille-toi ! Ce n’est pas vrai ! »

 

Ce qui est proprement incroyable dans ce roman, c’est comment en deux cents courtes pages à peine et sans que le lecteur ne sache bien où se situe le point de bascule à supposer qu’il y en ait un, une histoire d’amour heureuse s’est transformée en son contraire : « Quel est le moment précis où le réel s’est transformé en irréel, la réalité en rêverie ? Où était la frontière ? Où est la frontière ? » 

 

                                                                  Frédéric Perrot

vendredi 19 avril 2024

lundi 15 avril 2024

Dans l'embouteillage (avec un dessin d'Alain Minighetti)

Jimmy Poussière, Alain M

         Aux abords de la ville, il se trouve pris dans un embouteillage, il freine, ralentit progressivement son allure jusqu’à s’arrêter et bientôt coupe le moteur, les véhicules devant lui n’avançant plus et ayant coupé le leur.

 Pour tromper son attente, il cherche une fréquence sur l’autoradio dont les chiffres lumineux défilent à mesure qu’il appuie nerveusement sur le bouton qui commande la recherche… Et au bout d’un moment, comme surgissant des grésillements, il entend une voix lointaine qui n’est pas celle du présentateur de l’émission qu’il a l’habitude d’écouter à cette heure et sur cette fréquence… Et le mot assassin ayant retenu son attention, il monte le volume.

        La voix qui n’est décidément pas celle du présentateur et n’est qu’à peine perceptible alors qu’il a monté le volume à son maximum, annonce qu’un assassin activement recherché par la police aurait été aperçu par des automobilistes pris dans un embouteillage aux abords de la ville : l’assassin est un homme âgé d’environ soixante ans, il a de longs cheveux blancs et porte un imperméable beige d’une coupe démodée, l’individu est considéré comme extrêmement dangereux et il faut à tout prix éviter de croiser son regard.

Cette dernière information lui semble d’une absurdité obscure. Il n’est pas certain d’avoir compris, la voix s’étant à nouveau perdue dans le grésillement dont elle avait surgi… Mais en proie à un sentiment pénible, retirant sa ceinture, ouvrant sa portière, il sort de sa voiture, comme pourrait le faire toute personne désireuse de savoir où en est un embouteillage… Il doit retenir une exclamation. A une cinquantaine de mètres, entre deux véhicules immobilisés, il aperçoit un homme, un homme qui correspond à la description faite par la voix lointaine de la radio et il comprend que des automobilistes, comme lui sortis de leurs véhicules, tombent sur le sol sans un cri, à mesure que le vieil homme aux cheveux blancs qui avance d’une démarche alerte entre les véhicules les regarde et cligne des yeux, comme si ce simple clignement suffisait à les faire tomber sans un cri sur le sol.

Un à un, tombent les automobilistes, et leur façon de tomber est étrange, ils tombent comme tombe un chiffon… Ils ne semblent même pas avoir le temps de souffrir ou de comprendre ce qui leur arrive : ils tombent les uns après les autres, c’est un véritable massacre… Et le vieil homme dont les longs cheveux blancs ondoient dans le vent glacé de la nuit, avance d’une démarche alerte : tout dans son allure suggère une satisfaction insolente, la certitude qu’il a de sa puissance et l’amusement profond qu’il éprouve à tuer de si simple façon…  

Et pris d’une épouvantable terreur, il se jette dans sa voiture dont il enclenche le système de fermeture automatique. Un instant, la pensée le traverse alors qu’il entend le bruit du système automatique qu’il se prend lui-même au piège et en se désarticulant, il tente de se cacher entre les pédales et le siège qu’avec un geste de panique il a fait reculer… Il sait qu’au moment où l’homme aux cheveux blancs posera son regard sur lui et clignera des yeux, il se produira ce qu’il a vu se produire et il a envie de hurler, tant cela est à la fois injuste et incompréhensible… Et en s’enfonçant la main dans la bouche pour se retenir de crier, il se recroqueville encore…

Et rien ne se passe…

 

Il tremble de tout son corps, sa pensée s’égare. Le vieil homme aux cheveux blancs est peut-être passé à côté de sa voiture sans rien remarquer et osant un mouvement, il sort la tête de ses mains et lève les yeux vers la vitre passager.

Plié en deux, l’homme aux cheveux blancs le regarde à travers la vitre, comme on regarde un insignifiant petit cobaye enfermé dans un aquarium et que dans un moment on empoignera pour une expérience mortelle.

 


                                                  Frédéric Perrot. 2004-2024

vendredi 12 avril 2024

Victor Norek, L’Œuvre de Steven Spielberg. L’art du blockbuster


 

    Quatrième de couverture 

 

Capable de donner vie aux blockbusters les plus complexes comme à des films plus intimistes, Steven Spielberg compte depuis plus de cinquante ans parmi les cinéastes majeurs du septième art. Derrière sa filmographie d’une grande diversité se cache une œuvre cohérente, à la richesse parfois insoupçonnée. L’Œuvre de Steven Spielberg. L’art du blockbuster vous invite, que vous soyez néophytes ou cinéphiles aguerris, à porter un nouveau regard sur ses longs-métrages. De manière claire et didactique, en se concentrant essentiellement sur la mise en scène, Victor Norek, alias Le CinématoGrapheur, décortique film par film la réalisation de Spielberg, les symboles et les métaphores qu’il exprime visuellement par le langage du cinéma. Par le prisme d’axes thématiques transversaux, ce premier volume analyse dix-sept longs-métrages du cinéaste, parmi lesquels : Minority Report, la trilogie Indiana Jones, Rencontres du troisième type, The Fabelmans ou encore La Guerre des mondes.


lundi 8 avril 2024

Résilience zéro (avec un dessin de Frédéric Bach)

Frédéric Bach, Résilience zéro

 

            « La réalité, c’est ce qui refuse de disparaître quand on cesse d’y croire. »

                                                        (Philip K. Dick, Siva)

 

 

(Page manuscrite retrouvée dans le portefeuille du patient après sa neutralisation. Les italiques correspondent aux mots soulignés en rouge par le patient.)

 

« Ma femme jouit dans le lit d’un autre. Plusieurs fois par jour, avec une constance admirable, elle publie des vidéos de ses coïts acrobatiques sur un réseau social baptisé Orgasme et compagnie.

Mon fils aîné, ce crétin, après avoir rêvé pendant quelques mois au djihad, les yeux rivés sur des vidéos ignobles de décapitations et autres atrocités, prétend à présent avoir renoncé à la violence, privilégiant une pratique soft et modérée de sa nouvelle foi. Il porte la barbe, la djellaba et vautré dans le sofa du salon passe ses journées à fumer de l’herbe et à apprendre la langue arabe.

Ma fille cadette, Jeanne, la prunelle de mes yeux, s’est rasé la tête, est devenue végane, milite pour le climat et de son côté passe ses journées à publier sur le Net des tribunes incendiaires contre le patriarcat et les vieux mâles blancs réactionnaires dont à l’entendre je serais une incarnation typique ! Moi le plus tolérant des pères et le plus doux des maris…

Tel est dans ses grandes lignes le résumé de ma triste situation familiale, celle dont je m’entretiens jusqu’à quatre fois par semaine avec mon psychanalyste : le célèbre et très médiatique Frank Herbert. « Vu à la télé » est-il inscrit sur chacun de ses forts volumes de réflexions, qui paraissent à un rythme régulier, à raison de six ou sept par an, si je ne me trompe… Les yeux mi-clos, cette sommité, ce brillant cerveau, ce colosse de la pensée conceptuelle m’écoute, ne dit rien ou presque et j’essaie toujours d’être le plus clair possible avec lui, même quand j’ai l’impression très fâcheuse qu’il s’est endormi le salaud… »

 

(Ce qui suit est la transcription de la houleuse séance du 22 novembre 2021, qui devait se revéler la dernière et précéder de quelques heures le terrible passage à l’acte du patient. Elle nous a été aimablement fournie par notre collègue, le docteur Herbert, qui nous assure que le patient savait fort bien que toutes les séances étaient enregistrées. Chaque mot de ce long monologue – contrairement à ce que pourraient laisser penser certains passages de la transcription, à aucun moment le docteur Herbert n’intervient – prend par conséquent une signification toute particulière.

L’absence de réaction du docteur Herbert non moins que son silence que l’avocat des parties civiles a jugé « assourdissant », ne cessent d’ailleurs pas d’étonner et d’interroger. L’instruction est toujours en cours.)

 

« Non, je vous le répète pour la millième fois, monsieur Herbert. Je ne me soucie nullement des frasques sexuelles de Clémence… C’est un peu humiliant certes, les vidéos surtout, mais je n’en fais pas toute une histoire. Nous vivons sous le même toit, l’un à côté de l’autre depuis des années et je la soupçonne simplement d’être devenue folle, à force de courir après sa jeunesse enfuie… Pauvre Clémence en guerre avec son âge et refaite de partout à coups de chirurgie esthétique… »

 

(Silence de quelques secondes.)

 

« En revanche, et en suivant vos conseils si avisés monsieur Herbert, j’ai tenté l’autre jour de dialoguer avec mon crétin de fils. Oui, dialoguer ! En m’exhortant au calme, j’ai commencé par lui rappeler qu’à ma connaissance l’herbe était toujours une substance illégale, ce qui est un premier problème, mais qu’en outre en consommer me semblait malgré tout contrevenir aux préceptes de sa foi… Vous remarquerez au passage monsieur Herbert combien je prends des pincettes, pour ne surtout pas l’offenser… Ce crétin a haussé les épaules, en marmonnant que je n’y connaissais rien. Croyant le toucher au cœur, je lui ai alors rappelé son asthme, qui nous a tant inquiétés tout au long de son enfance. Sa réponse m’a paru si consternante que j’ai renoncé à poursuivre…

Le dialogue est un mythe, une fiction, une sinistre invention… Avec un grand sourire, comme soulagé, ce crétin décérébré m’a expliqué que je n’avais pas à m’inquiéter : son dieu qui est béni, illustre etc., dans sa grande mansuétude, l’a guéri de son asthme… Que répondre à une telle insanité franchement ? Plutôt que de le soulever de son sofa et de l’écrabouiller comme l’aurait mérité ce misérable pou, je suis allé dans la cuisine me servir un verre… Car, oui, oui, vous pouvez le noter monsieur Herbert, j’ai un peu recommencé à boire… »

 

(Long silence. Le patient tousse à deux reprises.)

 

« Jeanne, quoi, Jeanne… Je n’ai pas envie de vous parler de Jeanne. Sous vos airs d’endormi, vous êtes un sadique monsieur Herbert… Jeanne était un miracle, la plus belle chose qui nous soit arrivée à Clémence et à moi… Et à présent, elle est maigre, hideuse, toujours sur les nerfs à propos de tout et de rien…

Oui, oui, je la soupçonne d’aimer les filles, et alors monsieur Herbert ? Ce n’est pas du tout le problème… Cela me serait même relativement indifférent, si elle avait meilleur goût… Car, son amie, Coralie, avec laquelle je la soupçonne en effet de ne pas jouer qu’au UNO, désespère la description… Tatouée de partout, lourde, moche. Regard vide, bovin. Cette Coralie, cette grosse vache bonne pour l’abattoir, qui est sans cesse occupée de se curer le nez de la façon la plus révoltante, ne doit pas avoir plus de trois mots de vocabulaire…

Et Jeanne, Jeanne qui est si intelligente et néglige dorénavant ses études, les savoirs académiques n’étant à l’entendre qu’une accumulation de préjugés réactionnaires…  Réactionnaire est le mot que Jeanne a sans cesse en bouche, en même temps que l’une de ses horripilantes sucettes véganes, que j’ai toujours envie de lui retirer, quitte à la lui arracher… Cela va trop loin… Avant-hier, croyant sans doute me faire plaisir, elle a eu cette phrase sidérante, je cite : Ce n’est pas ta faute papa… Maman aussi est réactionnaire avec son goût du phallus… »

 

(Silence d’une trentaine de secondes, ponctué de bruits indistincts.)

 

« Je vous le demande sincèrement monsieur Herbert : suis-je le seul être sensé, dans cet asile de fous qu’est devenue ma propre maison ?

Quoi, la résilience… Qu’est-ce que vous essayez de me vendre au juste monsieur Herbert ? Vous voulez que j’achète des bouquins de votre collègue de plateaux Boris Cyrulnik, c’est ça ? Je devrais prendre sur moi, c’est ça… Surmonter l’épreuve, qui me grandira, c’est ça… Ne renoncez pas au bonheur. Entre vous et le monde, choisissez le monde.  Ce genre de formules creuses qui ne veulent rien dire… Et ne pas m’en faire d’entendre toute la journée ma femme gueuler Orgasme, mon fils Allah est grand et ma fille Réactionnaire !

Vous êtes un escroc, monsieur Herbert ! La résilience, pour ce que j’en sais, c’est trop sucré, c’est comme une pâte de fruits, écœurant et dégueulasse… Philosophie de bazar et slogan publicitaire pour temps consumériste…. Prenez sur vous, adaptez-vous ! Je n’ai pas envie d’être résilient, moi… Ce sera résilience zéro, moi. Quand on entend un même mot partout du matin au soir, qu’un ministre quelconque vous parle même de plans de relance et de résilience, il faut se méfier…

Je n’oublie rien, je ne pardonne rien, moi monsieur Herbert, je ne m’avoue pas vaincu, moi monsieur Herbert, et vous ne me reverrez plus… Je me battrai jusqu’au bout ! Je leur ferai entendre raison à tous, même si je dois en devenir fou… Votre chèque, quoi votre chèque ? Vous voudriez que je vous paie en plus ? »

 

(Bruit d’une chaise qui se renverse, d’un mouvement confus et d’une porte qui claque. Cris du docteur Herbert à l’adresse du patient pour le retenir. Ainsi se termine l’enregistrement.)

 

 

                               Ce récit satirique a été écrit en 2022. Frédéric Perrot

dimanche 7 avril 2024

vendredi 5 avril 2024

Lautréamont (portrait par Michel Meyer)

 


Il est beau comme la rétractilité des serres des oiseaux rapaces ; ou encore, comme l’incertitude des mouvements musculaires dans les plaies des parties molles de la région cervicale postérieure ; ou plutôt, comme ce piège à rats perpétuel, toujours retendu par l’animal pris, qui peut prendre seul des rongeurs indéfiniment, et fonctionner même caché sous la paille ; et surtout, comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie.

                           

                       Lautréamont, Les Chants de Maldoror, Chant VI