jeudi 21 octobre 2021

dernier jour (un poème de Denis Hamel)


 

âpre comme une bière brune

ou un poème de Samuel Beckett

l’épuisement des soirs de travail morne

quand l’avenir se réduit à fort peu de choses

 

mon appartement m’attend

et j’ai beaucoup de chance de manger à ma faim

cependant la chienne angoisse vient

avec le froid geindre à la lune

 

fut une époque où la grande ville en fête

et ses lumières de cabaret

faisaient oublier tristesse et misères

mais ce sentiment léger d’allégresse

 

ce sentiment est mort avec l’enfance

aussi mort qu’une fleur

tombée d’un bouquet puis

écrasée sur le trottoir

 

 

Le poème est extrait du recueil de Denis Hamel, Le festin de fumée.



Pour en lire deux autres extraits sur le blog de Marie-Anne Bruch :

https://laboucheaoreilles.wordpress.com/2021/10/05/deux-poemes-de-denis-hamel/


mardi 19 octobre 2021

La vérité d'un être est plus à l'os

 

Silence oubli néant

Ce qui nous attend

N’est guère excitant

 

L’ironie est un réflexe

Un mouvement de recul

Qui disqualifie par avance

Toute tentative d’expérience

 

Stupide intelligence

Qui rime avec prudence

Nous pourrons nous en vouloir

De n’avoir jamais rien osé

 

La vérité d’un être est plus à l’os

Continuons de forer

Car peut-être faut-il soi-même s’opérer

Pour acquérir la connaissance

 

 

                                                      Frédéric Perrot

lundi 18 octobre 2021

Jean-Paul Sartre (un extrait de La nausée)

 


                                                                           Pour Katia,

 

Le docteur Rogé a bu son calvados. Son grand corps se tasse et ses paupières tombent lourdement. Pour la première fois, je vois son visage sans les yeux : on dirait un masque de carton, comme ceux qu’on vend aujourd’hui dans les boutiques. Ses joues ont une affreuse couleur rose… La vérité m’apparaît brusquement : cet homme va bientôt mourir. Il le sait sûrement ; il suffit qu’il se soit regardé dans une glace : il ressemble chaque jour un peu plus au cadavre qu’il sera. Voilà ce que c’est que leur expérience, voilà pourquoi je me suis dit, si souvent, qu’elle sent la mort : c’est leur dernière défense. Le docteur voudrait bien y croire, il voudrait se masquer l’insoutenable réalité : qu’il est seul, sans acquis, sans passé, avec une intelligence qui s’empâte, un corps qui se défait. Alors il a bien construit, bien aménagé, bien capitonné son petit délire de compensation : il se dit qu’il progresse. Il a des trous de pensée, des moments où ça tourne à vide dans sa tête ? C’est que son jugement n’a plus la précipitation de la jeunesse. Il ne comprend plus ce qu’il lit dans les livres ? C’est qu’il est si loin des livres, à présent. Il ne peut plus faire l’amour ? Mais il l’a fait. Avoir fait l’amour, c’est beaucoup mieux que de le faire encore : avec le recul on juge, on compare et réfléchit. Et ce terrible visage de cadavre, pour en pouvoir supporter la vue dans les miroirs, il s’efforce de croire que les leçons de l’expérience s’y sont gravées.

 

    Jean-Paul Sartre, La nausée


lundi 11 octobre 2021

Scènes de chasse (avec un dessin d'Eric Doussin)

Eric Doussin

 

La chasse se poursuit
On traque tranquillement
Dans les rues et les jardins publics
 
On traque et on tue
Les corps tombent
Comme des feuilles
 
Et pour la beauté de l’ensemble
Les spectateurs à leurs fenêtres et le vent
Hurlent tant qu’ils peuvent
 
Une troupe de soldats
Démantèle les buissons
Poussent des cris de joie
Quand ils découvrent un corps
Qu’ils criblent encore de balles
Pour entendre crépiter
Leurs armes automatiques
 
Dans le soir incertain
Tout finit en chansons
Rots d’ivrognes et hourrahs
 
 

         Le poème appartient au recueil autoédité Les Fontaines jaillissantes (avril 2021). Frédéric Perrot

mardi 5 octobre 2021

il n'y a personne ici...

 

                                                               « Inside me I feel/Alone and unreal… »

                                                                                                 Syd Barrett

 

       Il n’y a personne ici, il n’y a que moi ici. En caleçon, dans un fauteuil, à m’observer. Avec sur la table basse, à portée de main, une bouteille. Par terre, un crayon et des feuilles volantes, au cas où. Quelques gâteaux secs aussi, dispersés sur le sol, dans la saleté et la poussière.

 

       Il n’y a personne ici, il n’y a que moi ici. La femme qui va et vient, qui se prétend ma femme, je sais qu’elle ment. Comment un être tel que moi aurait-il une femme ? Lorsqu’elle en a assez, elle se plante devant moi et commence à crier. Elle dit que je ne suis pas un homme, et sans doute croit-elle sincèrement me blesser… Elle a pleuré, cela se voit à ses yeux rougis, à son maquillage qui a coulé… Pourquoi pleure-t-elle ? Elle prétend qu’on a enlevé ses enfants sur le chemin de l’école, elle prétend qu’on a enlevé ceux qu’elle s’obstine à appeler nos enfants. C’est absurde. Comment un être tel que moi aurait-il des enfants ? Elle dit qu’elle a fait venir la police. Deux hommes qui l’ont questionnée, pour savoir si elle avait reçu une demande de rançon par téléphone. C’est absurde. Le téléphone est détraqué. Je l’ai lancé contre le mur. J’ai été très content de lancer le téléphone contre le mur, je crois. Des bruits bizarres dans le combiné : des cris, des pleurs, des halètements obscènes… Comme dans la radio, pendant les informations… S’ils croient que je n’ai pas remarqué… S’ils croient me rendre fou en usant de procédés aussi grossiers… Et ces deux hommes, je sais qu’elle ment. Personne ne vient jamais ici, même la police. Lorsque j’en ai assez, je lui demande de partir, je ferme les yeux… et lorsque je les rouvre, elle n’est plus là… Cela ne m’étonne pas : l’a-t-elle jamais été ? Et ne lui ai-je pas de la voix la plus ferme demandé de partir ?

 

       Il n’y a personne ici, il n’y a que moi ici. Je ne sais pas depuis combien de temps je suis seul ici. Il me semble que cela fait un bon moment déjà… J’en juge d’après la neige qui a recouvert les toits, de l’autre côté de la rue. Il me semble que lorsque je me suis installé dans mon fauteuil, c’était l’automne encore… Les feuilles qui tombent, les rafales de vent, la pluie : enfin tout le tralala de l’automne… La femme qui va et vient, qui se prétend ma femme, je sais qu’elle ment. Le lit de la chambre n’est pas défait. Je ne dors plus dedans, je ne supportais plus qu’il fût si vaste. Je dors donc sur le canapé et j’y dors seul, même si… Une femme est venue s’allonger à côté de moi dans le canapé et lentement, interminablement, sa main a frôlé ma peau avant de glisser sous mon caleçon… Elle faisait cela en sifflotant comme on fait son ménage… J’ai dû rêver : un de ces rêves que l’on a adolescent. Mon caleçon collait après. Cela ne veut rien dire. Ce devait être un rêve… Mais la femme qui va et vient, qui se prétend ma femme, ne dort en tout cas pas dans le lit, il n’est pas défait, c’est cela que je voulais dire. Qu’importe le rêve… Je dors seul sur le canapé en serrant ma bouteille contre moi, comme un enfant serre son ours en peluche, cela me rassure. Le canapé n’est pas confortable. À tout prendre, je préférerais dormir dans le fauteuil. Je m’éviterais ainsi des mouvements inutiles. Mais je n’y parviens pas, je n’y parviens pas encore…

 

       Outre le fait que je n’ai ni femme, ni enfants, outre le fait que le téléphone est détraqué, je n’ai pas de profession non plus, j’ai été licencié : comment dans ces conditions pourrais-je donc payer une rançon ? La femme qui va et vient dit que ce n’est pas cela. Ils n’ont pas enlevé les enfants pour l’argent. Pourquoi alors ? ai-je envie de demander au vide du salon, à la saleté du sol, aux gâteaux secs dispersés : mes seuls interlocuteurs vraisemblables… Ses explications sont confuses, voire mélodramatiques : elle parle de malades, de pervers, de voleurs d’enfants… Elle a dû le lire dans le journal, la presse à sensation… Et elle recommence à pleurer. Je n’insiste pas, je ferme les yeux et lorsque je les rouvre, elle n’est plus là… Et cela ne m’étonne pas. J’ai compris que leur but à tous était de me faire croire que je n’étais pas seul ici.

 

       Or, il n’y a personne ici, il n’y a que moi ici. Pour m’en assurer, j’entends pousser un meuble devant la porte. Je n’y avais pas songé auparavant, étrangement. J’ai des courants d’air dans la tête, des bourrasques, des tempêtes. Je ne suis peut-être pas un homme, mais j’ai tous les vents du désert dans la tête… Je ne pense pas utilement. Cela aurait dû être la première chose à faire, après avoir lancé le téléphone contre le mur, après avoir fracassé la radio… Etrange comme le plus évident échappe et se dérobe toujours… Car comment fera-t-elle pour aller et venir lorsque j’aurai poussé l’armoire devant la porte ? Pour le reste, je ne m’inquiète pas. J’ai bien assez de gâteaux secs et j’ai tout un stock de bouteilles de vin : des cadeaux d’entreprise… Lorsque j’étais encore quelqu’un, lorsque je me faisais encore le tort de vouloir être quelqu’un… Assez en tout cas pour passer l’hiver comme on dit… Or, de quoi a véritablement besoin un homme si ce n’est de quelques gâteaux secs et d’une bouteille à portée de main ? Tout le reste, c’est accessoire… Des futilités dont on s’encombre…

      

    Désormais, plus rien ne m’encombrera et je m’éviterai tout mouvement inutile… Et dans quelques semaines, quelques mois peut-être, avec le retour des beaux jours, on me trouvera mort ici, toujours dans cette même position, assis dans mon fauteuil comme un roi sur son trône, me décomposant peut-être déjà, peut-être à moitié rongé déjà par la vermine et l’on sera venu à cause de l’odeur et des voisins qui se plaignent : cela arrive tous les jours, il me semble…  Et entre temps peut-être aurais-je trouvé la force de prendre le crayon et l’une des feuilles volantes afin de noter les quelques mots qui constitueront tout mon testament…

 

    Il n’y a personne ici, il n’y a que moi ici. En caleçon, dans un fauteuil, à m’observer. Avec sur la table basse, à portée de main, une bouteille. Par terre, un crayon et des feuilles volantes, au cas où. Quelques gâteaux secs aussi, dispersés sur le sol, dans la saleté et la poussière.

 

    Il n’y a personne ici, il n’y a que moi ici. J’attends : je n’ai plus peur… Et tout est en place, tout est bien…

 

 

      

                               Le texte a été écrit en décembre 2004. Frédéric Perrot.