vendredi 24 juillet 2020

La lumière la plus pure (avec un dessin de Jimmy Poussière)

Jimmy Poussière


Si vous êtes confrontés
Au malheur le plus grand
Rares sont les livres
Qui ne vous tombent pas des mains…

La philosophie les romans
Fatras poussière

Seule la poésie parfois
Si elle n’est pas ésotérique
Peut être un viatique
Une clairière…

Moi qui ne la goûte guère
Et n’ai pas de si grandes peines
J’aimerais pourtant
Tracer les quelques mots
D’un fragile poème
Qui sur ces temps obscurs
Jetterait la lumière la plus pure
Et nous réconcilierait …


Le texte appartient au recueil autoédité Les heures captives (décembre 2012). Je l’ai lu hier soir lors de l’Octogone des poètes. Merci à Alexandre et au Divanoo. Frédéric Perrot

lundi 20 juillet 2020

L'escalier descendait sous la terre


L’escalier descendait sous la terre. Son fusil à la main, Valdemar était prêt à affronter les puissances des profondeurs. Puissances dont il n’avait aucune idée, ne les ayant jamais vues ! Avec son fusil cependant, il comptait faire de beaux cartons. Il en tuerait autant qu’il faudrait. Nul rêve n’est plus doux que celui d’un massacre pour un homme qui ne croit plus en rien.
L’escalier descendait sous la terre. Degré après degré. Les marches couvertes de poussière se succédaient.
« Plus bas tu vas, plus bas encore tu dois aller… » Ces deux phrases semblaient résonner à ses oreilles, sur un rythme barbare. Ce devait être de l’autosuggestion, une hallucination sonore, quelque chose qu’il avait l’impression d’entendre, tant pour le reste régnait un silence de tombeau, un silence d’oubliettes…
« Quand tu crois avoir atteint le fond, tu dois t’enfoncer encore… »
Cela inquiétait un peu Valdemar, qui n’avait pas peur, était juste très impatient du combat… Contre les puissances des profondeurs, qui s’élèveraient vers lui et qu’il faudrait abattre sans pitié. Ce n’était pas un jeu. Il était dans le réel ! Son fusil était une belle arme, que nombre de soldats auraient désirée. Il faudrait tous les tuer. Hommes, femmes et enfants. Surtout les enfants ! Afin que les puissances des profondeurs périssent ! Ce devait être un massacre, un génocide. Il avait les poches pleines de cartouches : jamais son fusil n’arrêterait de cracher la mort…
L’escalier descendait sous la terre… Degré après degré…
Et, comme tous les impatients, il s’était déjà transporté au-delà de son but, et sans avoir rien accompli, sans avoir combattu personne, il se voyait, remonté en pleine lumière, accueilli comme un héros, par les cris et les hourras d’une foule en liesse !


         Valdemar est le nom d’un personnage d’un conte d’Edgar Allan Poe. Frédéric Perrot.



Edgar Allan Poe, par Eric Doussin

Dans le seau de plastique noir


Lorsque Suzanne revient chez elle, la porte de son appartement est ouverte. Après un instant d’hésitation, elle entre. Le salon est éclairé. Immobiles et silencieux au centre de la pièce, se tiennent un homme et une femme, qu’elle n’a jamais vus auparavant. Elle aimerait leur demander ce qu’ils font dans son appartement, comment ils sont entrés, mais quelque chose d’indéfinissable dans leur attitude l’en retient.
Entre eux, sur la table basse, son regard tombe sur un seau de plastique noir, qui ne lui appartient pas, dont elle suppose qu’il appartient aux deux inconnus. La présence de ce seau, qu’elle imaginerait plus volontiers parmi d’autres ustensiles dans un cabanon de jardin, lui laisse une impression désagréable qu’elle ne s’explique pas. Il lui semble entendre un murmure presque imperceptible qui monte du seau et comme malgré elle, elle fait un pas en avant.
« Penchez-vous, si vous ne voyez pas, c’est très intéressant… », dit l’homme d’une voix neutre.
Et d’un même mouvement, l’homme et la femme s’écartent de la table basse, comme pour lui laisser observer tout à loisir l’intérieur du seau. Elle pose son sac sur le divan, s’agenouille au bord de la table et en repoussant d’un geste une mèche de cheveux qui lui tombe sur le visage, en agrippant l’anse de fer du seau comme si elle devait s’assurer une prise, elle regarde… Elle n’aperçoit rien d’abord, se penche davantage et d’un coup elle pousse un cri, elle a un mouvement de recul, au moment où penchée comme elle l’est, elle comprend ce que sont les minuscules créatures qui s’agitent au fond et qu’une première impression lui avait fait prendre pour une masse grouillante d’insectes : ce ne sont pas des insectes, non, ce sont des hommes et des femmes de quelques centimètres, nus, et qui tendent vers elle des mains suppliantes, poussent des cris, l’appellent…
« Qui sont-ils ? demande-t-elle en se relevant dans un brusque mouvement de dégoût. Et que leur avez-vous fait ?
– Qui sont-ils ? répète l’homme de la même voix sans intonation. Mais des hommes comme vous et moi, évidemment. Nous pensions que cela vous amuserait de les observer.
 – Vous pensiez que cela m’amuserait, dit-elle dans un cri, mais sur ce dernier mot sa voix s’étrangle.
– Une existence de vieille fille n’est pas toujours très gaie, dit la femme en guise d’explication.
Elle sent la colère qui monte en elle.
 – Mais qui êtes-vous donc ? Et de quel droit, me parlez-vous sur ce ton ? Je ne suis pas une vieille fille comme vous dites, mon mari est mort et… »
Elle s’interrompt d’elle-même en prenant conscience qu’elle se justifie devant ces deux inconnus et que d’une certaine manière elle se laisse entraîner dans leur jeu pervers… Alors que tout ce qu’elle doit faire, c’est s’enfuir, s’enfuir au plus vite…
Et dans un mouvement précipité de panique, elle se rue vers la porte… Mais l’homme l’a déjà attrapée par les cheveux et sans effort particulier la ramène vers lui. La douleur la met littéralement à genoux. Une grande gifle la jette à demi évanouie sur le sol. Elle entend la femme éclater de rire au moment même où avec horreur elle sent sur son visage l’haleine de l’homme, qui pèse de tout son poids sur elle, qui en lui enserrant les poignets d’une main, relève de l’autre sa robe, fait craquer d’un coup sec l’élastique de sa culotte tandis que désespérément elle tente de se débattre, et qui toujours encouragé par les rires de la femme, la pénètre avec une telle violence qu’elle a un instant avant de s’évanouir, l’impression qu’il va la traverser de part en part comme une épée et dans des gerbes de sang, des gerbes de sang la déchirer…

Lorsqu’elle rouvre les yeux, elle est toujours allongée sur le sol. Il fait sombre et elle sent dans tout son corps comme la froide brûlure d’une souffrance infinie… Elle baigne dans son propre sang…
Près d’elle dans l’obscurité, elle perçoit des mouvements furtifs… Des voix et des murmures étouffés lui parviennent de partout à la fois, comme si autour de son corps fourbu de douleur s’était assemblée toute une foule attirée par le spectacle…
Elle lève les yeux vers la lumière… Et bien loin au-dessus d’elle, penchés sur le bord du seau de plastique noir, elle aperçoit les visages gigantesques de l’homme et de la femme qui l’observent en riant à gorge déployée.


Ce sombre récit a été écrit en 2005 et revu en 2015. Un ami a cru y lire une métaphore des conséquences psychologiques du viol. C’est bien son droit. Selon moi, c’est plus littéral et incompréhensible comme un cauchemar… Mais libre à chacun de l’entendre comme il veut. Frédéric Perrot         .                                              

Un amour et un chagrin (chanson)


Il cherche un amour et un chagrin

Car qui ne sait que l’un
Est l’envers de l’autre ? 

Il cherche un amour et un chagrin

Porté par ce douteux désir
Il arpente les rues
Au hasard des verres bus

Il cherche un amour et un chagrin

Car qui ne sait que l’un
Est l’envers de l’autre ? 

Quand ayant titubé
Envers et contre tout
Enfin il n’en peut plus
Il rentre chez lui et tombe
En travers de son lit…

C’est alors une folle nuit d’amour
Avec des souvenirs
À étreindre des fantômes
À humer des parfums
Défunts



      Ce texte a été écrit en 2010. L’idée du « chagrin » à chercher se trouve dans Voyage au bout de la nuit de Céline : « C’est peut-être ça qu’on cherche à travers la vie, rien que cela, le plus grand chagrin possible pour devenir soi-même avant de mourir. » Frédéric Perrot.

jeudi 16 juillet 2020

Le vent des possibles est retombé

Les vacances de Monsieur Hulot, Jacques Tati


Le vent des possibles est retombé. En avril et en mai encore, toutes sortes de discours ampoulés et lyriques fleurissaient au sujet du « monde d’après », qui serait différent, tellement différent ! C’était l’heure des grandes interrogations et des grandes remises en cause ! On allait tout reprendre à zéro, plus rien ne serait comme avant…

Beaucoup voyaient l’avenir en rose. Les utopies les plus puériles se déversaient sur les ondes et dans les journaux. Le chef de file de la niaiserie écologiste, monsieur Hulot, sans rapport avec l’autre, découvrait les délices de l’anaphore, figure de style un peu facile et usée, et posait au pied d’un arbre pour asséner ses inepties.
Les collapsologues comptaient bien tirer leur épingle du jeu, mais en esprits positifs, sérieux comme des araignées, ils étaient pour la plupart déjà tout occupés de produire un livre, un livre de plus pour exposer leurs théories et leurs solutions cousues de fil blanc : quelle aubaine pour la connerie éditoriale ce confinement !

En revanche, le concept plutôt raisonnable de « décroissance » était évacué du débat public avec des cris d’orfraie : « La décroissance ? Vous n’y pensez pas ! Cela nuirait à l’Economie… » Or, on ne nuit pas au dieu infâme de ce temps… Dans Soir historique, en 1874, Arthur Rimbaud imaginait un « touriste naïf, retiré de nos horreurs économiques ». Mais déjà partout, aux quatre coins du globe, régnait « la même magie bourgeoise ».

Le vent des possibles est retombé. Du monde d’après, il n’est plus question. Ceci est de l’histoire immédiate, il y traîne encore un peu de colère et d’amertume… Mais il est certain que pour les historiens futurs, qui auront tout oublié des détails significatifs, nous aurons simplement l’air bien bêtes et bien obéissants !...

                                                                                     Frédéric Perrot

Source image : lemagducine.fr

Drame domestique

Vincent Van Gogh, Pont sous la pluie, d'après Hiroshige



Voulant accrocher une estampe japonaise au mur blanc de mon salon, j’ai d’un coup de marteau enfoncé un petit clou… Et quelque chose d’étonnant s’est alors passé : j’ai entendu comme une courte plainte et du sang a commencé à couler le long du mur blanc…
Effrayé, avec un geste de panique, j’ai retiré le clou. Le sang continuait de couler, doucement, comme d’une plaie ouverte, béante… A dire vrai, cela ne m’a pas semblé extraordinaire, voire impossible, cela m’a semblé inconvenant… Du sang ! Coulant de mon mur ! Dans le salon moderne de mon appartement tout à fait convenable ! J’ai même songé un instant à mon propriétaire et si je m’étais écouté, ma première réaction aurait été de décrocher mon téléphone pour me plaindre de l’affreux état de délabrement de son appartement…
Il faut dire que je n’avais emménagé que quelques heures auparavant et que cet appartement si longtemps désiré était mon premier « chez-moi »… Mes cartons n’étaient pas encore tous vidés et déjà j’étais mis devant, mais au fait, devant quoi étais-je mis exactement ? Du sang coulait de mon mur lorsque je tentais d’y enfoncer un clou : rien de plus naturel, n’est-ce pas ? Cela semblait parfaitement dans l’ordre des choses, n’est-ce pas…
Non seulement cela était inconvenant, mais les deux explications que je pouvais apporter à ce phénomène étaient aussi fâcheuses : soit il me fallait admettre que ce qui se passait indubitablement sous mes yeux était réel, et plus rien ne pouvait l’être tout à fait, soit il me fallait admettre que c’était moi-même, n’est-ce pas, qui perdais la tête, et cela était encore plus déplaisant…

Peu à peu un sentiment vague s’emparait de moi et au bout d’un certain temps, il m’a paru raisonnable de ne pas vouloir lever cette indécision tout seul : je me disais que le plus raisonnable était sans doute de s’en remettre à un tiers, de s’en remettre à un avis extérieur, objectif… Cela n’était pas sans poser problème non plus : à qui aurais-je pu demander cela ? Je ne connaissais personne et il me semblait intolérable que mon premier rapport avec des gens que je ne connaissais pas dût encore se faire en une telle circonstance… Ouvrir la porte, affronter l’escalier, le regard interrogateur d’un inconnu… Cela me semblait au-dessus de mes forces et peut-être que d’une certaine manière, je n’avais pas envie de savoir… Ne pouvais-je pas après tout décréter qu’il y avait là quelque chose que je ne m’expliquais pas, quelque chose qu’il ne servait à rien de vouloir expliquer…
Le sang continuait de couler, doucement, comme d’une plaie ouverte, béante… Et une véritable flaque s’était formée sur le linoléum. J’ai attrapé le chiffon pendant sur le dossier d’une chaise, et à genoux sur le sol, je me suis mis à essuyer… C’était répugnant, c’était du sang à n’en pas douter, du sang rouge comme du sang, que dire d’autre… Le chiffon en était tout taché… Mais il ne tenait qu’à moi de tout faire disparaître, il ne tenait qu’à moi d’effacer la moindre trace : jamais personne ne saurait…  Le chiffon était tout humide, le chiffon dégouttait… Et lentement, je concevais ce qu’il aurait fallu faire… Ce qu’il aurait fallu faire était si absurde à formuler que je tentais d’en éloigner la pensée, qui d’elle-même revenait : ce qu’il aurait fallu faire, n’est-ce pas, en une telle circonstance, c’était, ce devait être, si cela était possible, de boucher le trou, de panser la plaie

                                                        
Été 2000 – Version revue, été 2020.
              Frédéric Perrot

Tu as bien fait de partir, Arthur Rimbaud ! (poème de René Char)


Tu as bien fait de partir, Arthur Rimbaud ! Tes dix-huit ans réfractaires à l’amitié, à la malveillance, à la sottise des poètes de Paris ainsi qu’au ronronnement d’abeille stérile de ta famille ardennaise un peu folle, tu as bien fait de les éparpiller aux vents du large, de les jeter sous le couteau de leur précoce guillotine. Tu as eu raison d’abandonner le boulevard des paresseux, les estaminets des pisse-lyres, pour l’enfer des bêtes, pour le commerce des rusés et le bonjour des simples.
Cet élan absurde du corps et de l’âme, ce boulet de canon qui atteint sa cible en la faisant éclater, oui, c’est bien là la vie d’un homme ! On ne peut pas, au sortir de l’enfance, indéfiniment étrangler son prochain. Si les volcans changent peu de place, leur lave parcourt le grand vide du monde et lui apporte des vertus qui chantent dans ses plaies.
Tu as bien fait de partir, Arthur Rimbaud ! Nous sommes quelques-uns à croire sans preuve le bonheur possible avec toi.




vendredi 10 juillet 2020

Kanye West n'est pas Picasso (poème posthume de Leonard Cohen)

Leonard Cohen à Hydra



Kanye West n’est pas Picasso
Je suis Picasso
Je suis Edison
Je suis Tesla
Jay-Z n’est le Dylan de rien du tout
Je suis le Dylan de tout
Je suis le Kanye West de Kanye West
Le Kanye West
Du grand bouleversement bidon de la culture de la connerie
D’une boutique à une autre
Je suis Tesla
Je suis son inducteur
L’inducteur qui a su rendre l’électricité aussi douce qu’un lit
Je suis le Kanye West que Kanye West croit être
Quand il te botte le cul hors de la scène
Je suis le vrai Kanye West
Je ne me déplace plus beaucoup
Je ne l’ai jamais beaucoup fait
Je ne me sens vraiment vivant qu’après une guerre
Et nous ne l’avons pas encore eu…



Le poème est extrait du livre posthume de Leonard Cohen, The Flame. Traduction de Nicolas Richard.
Le texte paraît avoir été écrit en 2015. Kanye West, dont je crois n’avoir jamais entendu un morceau, s’est très modestement comparé à Picasso à plusieurs reprises. Jay-Z se proclamait pour sa part « le Bob Dylan de la musique rap » dans un morceau de 2013 nommé Open Letter. La « culture de la connerie » a de beaux jours devant elle : aux dernières nouvelles, le même Kanye West souhaiterait se présenter aux élections présidentielles américaines !

Source image : Gonzo Music

Je n'étais plus moi...




Je n’étais plus moi, je me scindais en deux, je me livrais à des simulacres. J’étais à la fois le malade dans son lit et le fidèle ami à son chevet : à la fois sur la chaise et dans le lit, avais-je la fièvre ? Mais ce n’était encore qu’une illusion : je n’étais plus moi et au fur et à mesure je l’étais toujours moins, je me divisais, je me divisais à l’infini, j’étais à la fois le malade dans son lit, l’ami à son chevet et l’observateur indiscret de cette scène, comme j’étais aussi les visiteurs curieux qui dans le couloir criaient, se bousculaient les uns les autres et forçaient les premiers arrivés à entrer dans la chambre… Toute une foule de personnages irrévérencieux aux visages semblables, aux gestes identiques et qui tous autant qu’ils étaient, se comportaient comme des vandales qui vidaient les armoires, souillaient le linge et levaient de son lit le malade et de sa chaise l’ami, afin de les entraîner dans une folle farandole à travers ce qu’il restait de la chambre et de l’immeuble et de la ville jadis paisible que tous autant qu’ils étaient, visages semblables, folle farandole qui se divisait, se divisait à l’infini, ils dévastaient, vandales qui comme le malade et l’ami à son chevet, ne se connaissaient de passion que pour le crime, les ruines et la désolation…

                                                                                              
           Le texte a été écrit au début des années 2000. Frédéric Perrot

jeudi 9 juillet 2020

La ronde des enfants


Romuald se pencha au dehors. Le bruit des enfants dans la cour était insupportable. Maudits marmots ! Tout juste bons à piailler sous ma fenêtre, comme de petits singes ! Et regardez-moi cette ronde qu’ils font, si ce n’est pas ridicule une ronde !
– Foutez-moi le camp ! leur cria-t-il en tendant le poing et dans l’attitude de quelqu’un qui sous le coup de la colère va enjamber le montant de sa fenêtre. – Heureusement que j’habite au rez-de-chaussée – Foutez-moi le camp ! J’ai du travail, moi ! Et vous feriez bien d’en faire autant, si vous voulez devenir quelque chose dans la vie !
La ronde était interrompue. Les enfants étaient déjà sur le point de se disperser… Lorsque sur un signe silencieux de celle qui devait être l’aînée, docilement, ils se mirent en rang, comme pour une photographie de classe : les plus petits devant et les plus grands derrière. – Quel tableau ! Tous regardaient Romuald.
Leurs yeux étaient étrangement vides, globuleux… Des yeux de poissons morts, songea-t-il en reculant d’un pas pour fermer sa fenêtre. Comme s’ils n’attendaient que ce mouvement, tous levèrent un doigt dans sa direction et tous dirent d’une même voix unanime :
– Nous sommes morts, nous avions le droit de danser. Tu as brisé la ronde, tu as volé nos âmes, tu es un méchant, tu es un méchant…
Et cette accusation le poursuivit encore longtemps après qu’il eut refermé la fenêtre.


                 Ce court récit a été écrit en 1994 ou 1995. Frédéric Perrot.

vendredi 3 juillet 2020

L'ersatz


                                                         pour Nicolas et son ersatz


Ersatz, n. m. - v. 1914, répandu en 1939 ; mot all. « remplacement ». 1- Anciennt. Produit alimentaire qui en remplace un autre de qualité supérieure, devenu rare > succédané. Ersatz de café. 2- Fig. et vieilli. Ce qui remplace (qqch. ou qqn.) en moins bien > substitut.

Notre amour n’est plus qu’un pâle reflet de ce qu’il était. Notre amour n’est plus qu’un ersatz sans saveur.
Au temps de notre splendeur, l’impossible reculait à chacun de nos gestes et chacun de nos mots. Au temps de notre splendeur, chaque arbre était promesse de fruit.
Mais lentement nous nous sommes habitués l’un à l’autre et c’est comme si chacun avait fait vieillir l’autre.
Nous savons l’ombre tombée sur nos regards. Nous savons le pourquoi de nos rides. Nous savons que seules nous sont communes la déception et la fatigue.
Et nos yeux comme nos corps, ne se croisent plus que par erreur…
Et de l’ancien festin, il ne reste que des miettes que se disputent nos doigts noueux.

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Le texte appartient au recueil autoédité Les heures captives (décembre 2012). Je l’ai lu lors de l’Octogone des poètes ce jeudi. Merci à Alexandre.