Il
y a dans L’homme sans qualités un chapitre qui traite de l’impossibilité
du retour en arrière (chapitre 58 : « Dans l’histoire de
l’humanité, il n’est pas de retour volontaire en arrière »). Quand une
société se trouve prise dans un vaste mouvement de fond, quelles qu’en soient
les conséquences, le retour en arrière n’est pas possible. Ainsi, quand un
footballeur fait un dribble de « génie » ou un cheval une course de
« génie », le mot « génie » n’a plus aucun sens ; et
Ulrich, le personnage qui découvre tout cela dans le journal, peut très
logiquement renoncer à vouloir être un homme de « génie » pour se
contenter d’être « un homme sans qualités ». Ceci, dans le chapitre
13 du premier volume (I,13), le début véritable du roman, où presque tout
est déjà dit…
La
drôlerie des comparaisons de Musil – Quand ses amis Walter et Clarisse jouent à
quatre mains au piano, Ulrich ne peut le supporter. « … le piano était
néanmoins capable de faire trembler la maison : c’était un de ces
mégaphones à travers lesquels l’âme lance ses cris dans le Tout comme un cerf
en chaleur ». (I, 14) De même : « La tendresse de Walter
s’effondra comme un soufflé qu’on n’a pas retiré du feu au bon moment. »
Plus ce dont il est question sera noble – les élans de l’âme, les sentiments
d’un homme sincèrement amoureux pour sa femme – plus la comparaison sera
prosaïque et donc drôle. En cela, Kundera est un héritier de Musil.
« Ulrich
cherchait parfois à se représenter la femme à laquelle il pensait sans relâche
et à s’imaginer ce qu’elle faisait au moment où il pensait à elle, ce à quoi sa
connaissance très précise des circonstances de sa vie l’aidait
puissamment ; mais aussitôt qu’il y parvenait, aussitôt qu’il avait devant
les yeux la bien-aimée, ses sentiments, devenus si infiniment clairvoyants,
redevenaient aveugles, et il lui fallait s’efforcer de réduire aussi vite que
possible à la bienheureuse conscience de la présence-pour-lui-quelque part
d’une grande bien-aimée. » (I, 32)
« Quand
on aime, tout devient amour, même la douleur et la répulsion. » (L’homme
sans qualités). La citation est de mémoire et peut-être inexacte. Je n’ai
pas réussi à la retrouver dans les pages que j’ai lues hier ; je ne l’ai
pourtant pas rêvée ! Cela m’apprendra : L’homme sans qualités est
de ces livres qu’il faut absolument lire stylo en main. C’est flamboyant
d’intelligence, de poésie et d’humour…
Dans
le numéro de L’Herne qui lui est consacré, j’ai découvert avec tristesse et
stupeur qu’Alice Charlemont (qui deviendra Clarisse dans le roman) a sans doute
été euthanasiée par les nazis dans le cadre de « l’Aktion
T-4 » ; c’est-à-dire l’élimination des malades mentaux. Il est
difficile d’imaginer combien la fin de la vie de Musil a dû être malheureuse…
« Les
chambres à coucher communes, lorsqu’elles sont sans lumière, mettent un homme
dans la situation d’un acteur qui doit jouer devant un parterre invisible le
rôle avantageux, mais un peu usé tout de même, d’un héros évoquant un lion
rugissant. Or, depuis des années, l’obscur auditoire de Léon n’avait laissé
échapper devant cet exercice ni le plus léger applaudissement, ni le moindre
signe de désapprobation, et l’on peut dire qu’il y avait là de quoi ébranler
les nerfs les plus solides. Le matin, au petit déjeuner qu’une respectable tradition
leur faisait prendre en commun, Clémentine était raide comme un cadavre gelé et
Léon sensible à en trembler. Leur fille Gerda elle-même s’en apercevait à
chaque fois et se figura dès lors la vie conjugale, avec horreur et un amer
dégoût, comme une bataille de chats dans l’obscurité de la nuit. » (I, 51)
Je
l’ai déjà noté quelque part, mais dans Meurtre mystérieux à Manhattan,
le personnage interprété par Woody Allen a été entraîné bien malgré lui par sa
femme à l’opéra ; il préfère le hockey sur glace ; il en ressort
furieux au bout de quelques minutes : « Quand j’entends du Wagner,
j’ai envie d’envahir la Pologne. »
Dans
L’homme sans qualités, Wagner est aussi un sujet de discorde du couple
Walter-Clarisse : « Ulrich savait que Clarisse se refusait à son mari
pendant des semaines, quand il jouait du Wagner. »
Walter
qui méprisait dans sa jeunesse « les relents de bière » de la musique
de Wagner, « continuait néanmoins à en jouer, avec mauvaise conscience,
comme un écolier vicieux. » (I,14)
La
finesse psychologique de Musil – Détestant « la volupté dans l’art »,
Clarisse se refuse « pendant des semaines » à Walter, quand il joue
du Wagner. C’est ce que sait Ulrich, de l’extérieur, comme ami du couple... Mais
on apprend par la suite que ses raisons de se refuser à son mari sont plus
intimes, plus précises et que Wagner n’est qu’un prétexte, brandi non
sans hystérie… Walter veut un enfant et cette idée fait horreur à Clarisse. Et
l’ombre de cet enfant désiré flottant toujours entre eux, chaque fois que
Walter tente maladroitement une approche, Clarisse ne voit que l’enfant, ce qu’elle
nomme « l’arrière-pensée » et le repousse avec répugnance…
« Les
idéaux ont de curieuses qualités, entre autres celle de se transformer
brusquement en absurdité quand on essaie de s’y conformer strictement. »
(I,57)
L’homme
sans qualités est un roman sans « intrigue »
et où jusqu’à la mort du père d’Ulrich, un père ridicule et détesté, et la
réapparition inattendue de la sœur (Agathe), il ne se passe quasiment rien…
Des
intellectuels dont Ulrich préparent minutieusement une grandiose et pompeuse
cérémonie en l’honneur de l’Empereur d’Austro-Hongrie (rebaptisée
« Cacanie »). Terrible ironie du romancier qui a vu l’effondrement
complet du monde qu’il décrit dans la boucherie de la Première Guerre mondiale
: le roman se déroule en 1913, et cette cérémonie qui a pour but de poser le vénérable
vieillard en « Empereur de la Paix » et de réconcilier le Capital et
la Culture est prévue pour…1918.
« Décrire »
n’est sans doute pas le terme le plus approprié. L’homme sans qualités
n’est en rien un roman réaliste, et comme l’Austro-Hongrie est rebaptisée
Cacanie, Vienne, la ville où l’action est censée se dérouler, est une ville au
nom de laquelle il ne faut donner « aucune signification spéciale »
(I, 1). Vienne dans le roman de Musil n’est qu’une gigantesque administration
anonyme. Comme chez Kafka, tout se passe dans « des bureaux ».
On peut comprendre assez sommairement Ulrich
en disant qu’il est un personnage qui n’agit pas… Quand il apparaît, il
est un homme à sa fenêtre, un spectateur distancié de l’agitation de la
rue, perdu dans des calculs spécieux et de pures spéculations intellectuelles.
Il a trente-deux ans, « ne se targue d’aucun sens du réel », a
renoncé à la seule activité pour laquelle il a éprouvé une véritable passion :
les mathématiques. Et après avoir découvert que « les footballeurs et les
chevaux eux-mêmes ont du génie », il a résolu « de prendre congé de
sa vie pendant un an pour chercher le bon usage de ses capacités.» (I, 13)
Pour
un peu, on croirait le personnage – la passion des mathématiques, la préférence
pour la vie de l’Esprit, le dilettantisme – issu d’une rêverie de Paul Valéry.
La « folie » me semble un thème
essentiel du roman : l’assassin (Moosbrugger) pour lequel tous se passionnent, Clarisse et Ulrich
lui-même, dans son désir d’abolir la réalité…
Un
rapprochement serait à faire entre L’homme sans qualités et Pierre ou
les ambiguïtés d’Herman Melville. Comment les deux personnages (Ulrich et
Pierre) rompent avec leur monde, se mettent au ban de la société par l’inceste,
l’amour pour la sœur (Agathe, Isabelle), réel ou fantasmé. Ceci étant le plus
évident. Mais il me semble qu’il y a des correspondances plus profondes, plus
secrètes, sans qu’il ne puisse être question d’influence. Melville était un
auteur oublié à sa mort et il est très peu probable que Musil ait connu
son œuvre.
Cette
manière qu’a Musil d’érotiser sa fiction… Cela m’avait frappé, étonné lors de
ma première lecture, sans que je parvienne à me l’expliquer, je n’y parviens
pas mieux aujourd’hui… Mais toutes les femmes dans le roman sont plus ou moins
amoureuses d’Ulrich, cet homme « disponible ». (André Gide avait
suggéré de traduire ainsi le titre du roman : « L’homme
disponible »)
« Ulrich
avait l’esprit encore assez intact pour comprendre que la vie était un état
d’âpreté et de détresse dans lequel il ne faut pas trop penser au lendemain
parce que le jour présent est déjà suffisamment dur. » (I, 116)
La
grossière sensualité d’Ulrich, l’homme sans qualités – Je ne me souvenais plus
de la scène affreuse avec la jeune fille (Gerda) qui ressemble à un viol
et se finit par une crise d’hystérie, ni de la tentative de séduction insensée
de Clarisse… Ulrich est à la fois un intellectuel et un être d’une extrême
brutalité dans son rapport avec les femmes, « un barbare » comme le
dit Clarisse : ce qui n’a rien d’incompatible… « Jamais il n’avait
compris aussi clairement que dans la seconde où il la suivit, que l’intrusion
passionnée dans le corps d’un autre n’était que le prolongement du goût des
enfants pour les cachettes mystérieuses et criminelles. Ses mains rencontrèrent
la peau de la jeune fille, toujours hérissée par l’angoisse, et lui-même se
sentit plus effrayé qu’attiré. Il n’aimait pas ce corps, déjà flasque à demi et
encore à demi enfantin. Ce qu’il faisait lui apparaissait totalement dépourvu
de sens ; il aurait aimé s’enfuir de ce lit et dut mettre en jeu pour s’en
défendre toutes les pensées qui convenaient dans une telle situation. Ainsi, se
réinculqua-t-il, dans une hâte désespérée, toutes les raisons généreuses qu’on
peut avoir aujourd’hui de se comporter sans sérieux, sans foi, sans égards et
sans satisfaction. Il trouva, à s’y abandonner sans résistance, sinon le
saisissement de l’amour, du moins une émotion à demi délirante qui rappelait
une tuerie, un meurtre, ou, si cela peut exister, un suicide sadique, une
saisie par les démons du vide qui derrière toutes les images de la vie ont leur
séjour. » (I,119)
Affreux,
ai-je dit. Mais hélas très commun… Ce désir passionné d’accomplir la loi du
corps, à quoi l’esprit répugne, avant que l’esprit lui-même n’y consente par
pur nihilisme en cherchant « toutes les raisons généreuses qu’on peut
avoir aujourd’hui de se comporter sans sérieux, sans foi, sans égards et sans
satisfaction ». Ce qui serait une exacte et parfaite définition d’un
comportement nihiliste. Ulrich est un « mâle » : ce nihilisme
est très masculin…
La
brutalité effrayante des personnages de Musil – Il suffit de songer aux Désarrois
de l’élève Törless…
Ulrich
est parfois un personnage d’une vérité décourageante… Robert Musil est
un esprit lucide, qui saisit les rapports humains dans leur foncière brutalité.
L’homme
sans qualités n’est en rien un roman réaliste, il est
un roman visionnaire… Ecrit il y a presque un siècle, il paraît parfois
d’une étrange actualité. Le culte de la vitesse, du mouvement incessant et de
la technique, toute ville devenant « une espèce de ville
hyper-américaine » (I,8). Le monde pensé à travers le seul prisme des
statistiques, dans la fameuse scène inaugurale où deux bourgeois assistant à un
accident de la circulation se rassurent à peu de frais par des chiffres et des
explications techniques. La fascination morbide de « l’opinion
publique » et de l’intelligentsia éclairée pour les assassins plutôt que
pour leurs victimes (Moosbrugger). La description satirique du « Grand
Ecrivain » (Arnheim) qui est également capitaine d’industrie et se montre
le plus intéressé à la réconciliation du Capital et de la Culture. Les
« débats d’idées » qui ne révèlent que le vide des têtes et le médiocre
jeu des ambitions. Le bavardage infini des petits fonctionnaires de la culture
réunis en « commissions » et la confusion intellectuelle, toutes les
idées se révélant interchangeables, progressisme, conservatisme, etc. Le vernis
de civilisation qui se fissure régulièrement pour laisser place au déchaînement
bestial des instincts (meurtre, viol, inceste). L’importance démesurée accordée
au sport ! La perte du réel et le refuge dans l’abstraction… La raison
raisonnante qui s’achève dans l’irrationnel, la folie…
Musil,
néanmoins, n’est pas un esprit réactionnaire : il décrit avec un véritable
amour de ses personnages et une certaine bonhommie un monde qui court à sa perte.
« …
comme la souffrance passée, comparée à la présente, est une vieille amie
inoffensive » (II,17)
Le
thème de la folie dans L’homme sans qualités – La scène de
« l’exhibitionniste », du « malade sexuel » caché dans un
« buisson » juste sous les fenêtres de Clarisse, qui se refuse à y
voir « un hasard » (II,19)
« Sans
doute tous les moyens, qui telles la possession d’armes ou de poison et la
recherche de dangers à courir, rapprochent la fin de nous, font-ils partie du
romantisme de la joie de vivre ; il se peut que la vie de la plupart des
hommes s’écoule dans tant d’oppression et d’hésitation, avec tant d’ombre dans
la clarté et, somme toute, tant d’absurdité que seule une possibilité lointaine
d’y mettre fin soit en mesure de libérer la joie qui l’habite. » (II, 21)
« Les
femmes douées sont des observatrices impitoyables des hommes qu’elles
aiment ; simplement, elles n’ont pas de théories et ne font aucun usage de
leurs découvertes, à moins d’être exaspérées. » (II, 28)
La
folie de l’intelligence –
Celle
des personnages – Clarisse est finalement l’un des personnages féminins les
plus intrigants de la littérature universelle : comme l’Aglaé de L’Idiot.
Un détail exorbitant : interrogée par Meingast, Clarisse qui est si
cultivée par ailleurs, ignore le sens de l’adjectif « frigide »… Et,
femme de son époque, elle explique simplement qu’elle n’a connu que son mari,
Walter.
La
« femme frigide » est une idée qui fera sans doute toujours sourire
nombre d’imbéciles. C’est qu’elle n’aura pas connu les amants qui lui
conviennent, etc. Mais il est des femmes (et sans doute des hommes aussi) qui
répugnent à s’abandonner… Or, on s’abandonne au plaisir, à la
jouissance, c’est un fait. Dans le roman de Musil, en tout cas, cela est
clair : Clarisse y répugne…
La
folie de l’intelligence –
Celle
de l’auteur, Robert Musil, perdu, égaré dans un projet à la fois grandiose et insensé
et qui d’une certaine manière, ne pouvait connaître de fin, même si Musil
n’était pas mort « prématurément ». Musil, c’est aussi le tragique
de la littérature moderne.
Notes reprises et retravaillées (octobre, décembre
2014)
Frédéric
Perrot
Robert
Musil, L’homme sans qualités
Traduit
de l’allemand par Philippe Jaccottet
Quatrième de couverture
« Ce
livre étincelant qui maintient de la façon la plus exquise le difficile
équilibre entre l’essai et la comédie épique, n’est plus, Dieu soit loué, un
« roman » au sens habituel du terme : il ne l’est plus parce
que, comme l’a dit Goethe, « tout ce qui est parfait dans son genre
transcende ce genre pour devenir quelque chose d’autre, d’incomparable ».
Son ironie, son intelligence, sa spiritualité relèvent du domaine le plus
religieux, le plus enfantin, celui de la poésie. »
Thomas
Mann, Journal, 1932