Mai
1954
L’attachement
à soi augmente l’opacité de la vie.
Novembre
1959
À partir de l’incertitude
avancer tout de même. Rien d’acquis, car tout acquis ne serait-il pas
paralysie ? L’incertitude est le moteur, l’ombre est la source. Je marche
faute de lieu, je parle faute de savoir, preuve que je ne suis pas encore mort.
Bégayant, je ne suis pas encore terrassé. Ce que j’ai fait ne me sert à rien,
même si ce fut approuvé, tenu pour une étape accomplie. Magicien de
l’insécurité le poète…, juste parole de Char. Si je respire, c’est que je
ne sais toujours rien. Terre mouvante, horrible, exquise,
dit encore Char. Ne rien expliquer, mais prononcer juste.
Mars
1962
C’est
comme si l’on ne pouvait plus parler, ne savait plus parler. Il faut passer par
là sous peine de mentir, de tricher.
Janvier 1964
Hiver au nom si juste, au nom d’oiseau rapide
Saison claire et dénuée
Qui va plus droit qu’aucune autre
Saison courbée comme un arc
Temps des oiseaux rapprochés
Des hauts réseaux aériens
Nacre
et terre
Verre
et paille
Septembre 1965
L’impossible :
événements, ce qu’il faut lire ou voir dans les journaux tous les jours, c’est
à proprement parler l’insoutenable. Il semble donc impossible de poursuivre et
l’on poursuit cependant. Comment ?
Parce
que la poésie pourrait être mêlée à la possibilité d’affronter l’insoutenable.
Affronter est beaucoup dire.
Ce
qui me rend aujourd’hui l’expression difficile est que je ne voudrais pas
tricher – et il me semble que la plupart trichent, plus ou moins, avec leur
expérience propre ; la mettent entre parenthèses, l’escamotent.
Dès
lors devraient rentrer dans la poésie certains mots qu’elle a toujours évités,
redoutés, et toutefois sans aller vers le naturalisme qui, à sa façon, est
aussi mensonge.
Peut-être
faut-il aller vers une expression moins métaphysique : alors la mort
devient soins, patience, crainte, faiblesse, plaies et pansements, pas de
grands mots, pas même une bataille, mais seulement gestes, sourires, larmes,
veilles. Nulle révélation : patience, douleur, angoisse étonnement.
Faiblesse surtout, peut-être, faiblesse d’enfant ; détresse d’enfant. Rien
de grandiose. Et toutefois…
Avril 1966
Insomnie :
effroi à la pensée de certaines vies que j’ai vu se dérouler tout près de moi
depuis mon enfance, qui me parurent d’abord presque héroïques, brillantes en
tout cas, et qui s’achèvent dans la détresse sans retour de la maladie. Hommes
qui furent si sûrs d’eux, si pleins de vanité pour de vagues honneurs, et qui
s’effondrent, piteux. Sur quoi, levé très tôt, je reçois l’eau du jour, et tout
ce sombre est lavé.
Juin
1966
La
bonté ajoure, aère. La cruauté enferme.
L’enfant
dit qu’elle pense, la nuit, à des choses tristes ; à la mort de ses
parents. Ce sont comme des oiseaux rapides dans son ciel ; leur ombre sur
ses jeux, sur sa source.
Décembre 1966
Asile
de fous. Les plus jeunes m’ont paru avoir le regard plus
égaré, plus douloureux ; sentiment de fixité et d’instabilité à la fois,
de fixité « pour ne pas s’égarer ».
Dans
une sorte de salle de séjour, au rez-de-chaussée, on aperçoit à travers une porte vitrée, mal voilée par des rideaux à fleurs, des fous très immobiles,
d’autres qui marchent au contraire plus vite que nécessaire, de long en
large ; monde du « trop » et du « trop peu ».
Il
suffit de rien pour que la mince passerelle que l’on avait jetée vacille, et
lâche. Et ce n’est pas rien que de se heurter de nouveau, dans un tel lieu, à
la détresse, à la misère, à l’avilissement. De là on revient aux livres, on
ouvre une revue et on trouve des savants qui parlent savamment de la mort, ou
du langage.
Mai 1971
À force de préciser où est la poésie,
ne plus pouvoir jamais la saisir ?
En
moi se contrarient le sens de l’inconnu et un certain rationalisme. Je ne crois
pas aux miracles ; au mystère, peut-être.
Poésie :
mieux on comprend comme cela devrait se faire, moins on y parvient. La
virtuosité apparaît avec le vide.
Mai 1973
Le
peu de souvenirs qui me reste de chaque époque de ma vie, et leur vague, me
remplit d’étonnement. Ainsi de cette chambre d’hôtel de la rue d’Odessa – la
faible ampoule et le miroir au plafond, le fracas des trains – mais quoi
d’autre ? On aura vécu comme en rêve.
……………………………………
Comment te tiendras-tu dans de ce délabrement des
mondes
effondrement, tempête, invasion d’infinités
leur triomphe au milieu de nos ruines s’avance
entre deux files d’atterrés, portant des trophées
d’astres
Il ne laissera rien debout de nos songes
de nos refuges
Où faut-il que ton pied se pose, et que ton cœur
cherche aliment ? Le monde glisse, les saisons
se dérobent, et les plus pures lignes sont brouillées.
Les joints des mots se rompent, certains sombrent,
d’autres s’éloignent, mais le fond même
et la distance même ne sont plus saisis.
Y aura-t-il des larmes assez claires
pour nous creuser un chemin dans ces terres ?
Mais s’il ne s’agit plus de terres, de chemins,
de nuit à traverser, s’il n’y a plus
de terre, plus de jour, plus d’étendue ?
Si la source des pleurs est asséchée ?
Si le vent, même pas le vent, si la tempête
ou plutôt la tempête dans la tempête
emporte les moindres propos
et la bouche qui les disait, et les visages
qui se tendaient vers sa douceur, et la douceur,
emporte l’emportement même
comme un feu qui se retournerait contre lui-même
et qui dévorerait le souvenir du feu, le nom du
feu,
jusqu’à la possibilité du feu,
si la mer se retire de la mer, et si les mondes,
tous les mondes se roulent comme tente au lever
du camp ?
Qui peut encore parler si l’air lui manque ?
Nul avant nous n’aura songé de plus aveugle songe
ni de plus près vu plus vaste désordre.