jeudi 28 avril 2022
mardi 26 avril 2022
vendredi 22 avril 2022
Constance Debré, Love Me Tender
Je
ne vois pas pourquoi l’amour entre une mère et un fils ne serait pas exactement
comme les autres amours. Pourquoi on ne pourrait pas cesser de s’aimer.
Pourquoi on ne pourrait pas rompre. Je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas
s’en foutre, une fois pour toutes, de l’amour, de l’amour prétendu, de toutes
les formes d’amour, même de celui-là, pourquoi il faudrait absolument qu’on s’aime,
dans les familles et ailleurs, qu’on se le raconte sans cesse, les uns aux
autres ou à soi-même. Je me demande qui a inventé ça, de quand ça date, si c’est
une mode, une névrose, un toc, du délire, quels sont les intérêts économiques,
les ressorts politiques. Je me demande ce qu’on nous cache, ce qu’on veut de
nous avec cette grande histoire de l’amour. Je regarde les autres et je ne vois
que des mensonges et je ne vois que des fous. Quand est-ce qu’on s’arrête avec
l’amour ? Pourquoi on ne pourrait pas ? Il faudrait que je sache. Je
me pose la question.
Le
texte est le premier paragraphe du bon et âpre roman de Constance Debré, Love Me Tender.
jeudi 21 avril 2022
mercredi 13 avril 2022
L'enseveli vivant (avec un dessin d'Eric Doussin)
Eric Doussin |
« L’idée la
plus naturelle à l’homme, celle qui lui vient naïvement, comme du fond de sa
nature, est l’idée de son innocence. » (Albert Camus, La chute)
Sur une plage
oublieuse, l’enseveli vivant proteste encore, non pour la forme, mais d’une
voix claire, pour évoquer homme jusqu’au bout, son innocence… Il y a dû y avoir
une erreur ; car ce n’est pas par jeu qu’il est enterré ainsi, il n’a pas
été la victime amusée et consentante d’une bande d’enfants, il n’y a jamais eu d’enfants
ici, ni de châteaux fragiles assiégés par les vagues, la plage est déserte et
il est enterré réellement : sa tête seule dépasse du sable blanc qui tout
autour de lui semble s’étendre à perte de vue.
Sur son visage
qu’il aimerait tendre obstinément vers le ciel et la nuit vers les étoiles, il
sent le vent venu du large, ses violentes rafales, qui le harcèlent et le
soumettent. Le sable en tourbillonnant lui meurtrit les yeux et la rumeur des
vagues qui s’abattent sur le rivage, le chant infini et monotone de la mer, ne
le consolent pas de devenir lentement aveugle… Quand le vent tombe, il crie ou
pleure mais en ce désert nul ne l’entend, homme jusqu’au bout, protester de son
innocence.
Le texte a été écrit en août 2014. Frédéric Perrot
vendredi 8 avril 2022
Commune présence (un poème de René Char)
René Char et Albert Camus, à L'Isle-sur-la-Sorgue, en 1949 |
Tu es pressé d’écrire,
Comme si tu étais en retard sur la vie.
S’il en est ainsi fais cortège à tes
sources.
Hâte-toi.
Hâte-toi de transmettre
Ta part de merveilleux de rébellion de bienfaisance.
Effectivement tu es en retard sur la vie,
La vie inexprimable,
La seule en fin de compte à laquelle tu
acceptes de t’unir,
Celle qui t’est refusée chaque jour par
les êtres et les choses,
Dont tu obtiens péniblement de-ci de-là
quelques fragments décharnés
Au bout de combats sans merci.
Hors d’elle, tout n’est qu’agonie soumise,
fin grossière.
Si tu rencontres la mort durant ton
labeur,
Reçois-la comme la nuque en sueur trouve
bon le mouchoir aride,
En t’inclinant.
Si tu veux rire,
Offre ta soumission,
Jamais tes armes.
Tu as été créé pour des moments peu communs.
Modifie-toi, disparais sans regret
Au gré de la rigueur suave.
Quartier suivant quartier la liquidation
du monde se poursuit
Sans interruption,
Sans égarement.
Essaime la poussière.
Nul ne décèlera votre union.
jeudi 7 avril 2022
La fuite au crépuscule
Pour mon frère Marc,
Dans quelques heures, au crépuscule, nous prendrons la fuite,
nous quitterons une ville où il ne nous est plus permis de vivre, une ville en
état de siège où nous sommes devenus indésirables et où on nous pourchasse
inlassablement pour nous abattre comme des chiens…
Et
tant pis si cela ressemble à un suicide, ce soir au crépuscule, nous prendrons
la fuite… Et tant pis si nous risquons d’y laisser notre peau, de toute façon
je ne donne pas cher de nos peaux si nous restons et nous condamnons à
nous cacher encore et sans cesse… Et tant pis si les hommes aux portes de la ville
ont des armes automatiques et tirent à vue sans se poser plus de questions, ils
ont des ordres, les imbéciles…
Nous
aurons osé, nous ne sommes pas nés pour nous laisser tuer sans combattre, nous
ne serons pas des agneaux dociles que l’on conduit à l’abattoir : on nous
traite comme des chiens, nous serons des chiens, mais des chiens féroces, des
chiens enragés qui vous sautent à la gorge…
Et
tant pis si cela ressemble à un suicide, ce soir au crépuscule, nous prendrons
la fuite… Et tant pis si notre « pourcentage de réussite » comme disent
tous les prudents – des agneaux désignés – est quasiment nul : de toute façon je ne
donne pas cher de nos peaux si nous restons même un jour de plus dans une ville
où il ne nous est plus permis de vivre…
Même
un jour de plus, cela n’est plus possible : nos noms figurent sur leurs listes,
leurs listes noires, qu’importent nos crimes prétendus, pauvres, tarés, ennemis
de l’intérieur, tous lamentables rebuts, qui pour une raison ou une autre
seront de toute façon tôt ou tard abattus…
Au
moins nous aurons osé, nous ne sommes pas nés pour nous laisser tuer sans
combattre, nous ne serons pas des agneaux dociles que l’on conduit à l’abattoir :
on nous traite comme des chiens, nous serons des chiens, mais des chiens
féroces, des chiens enragés qui vous sautent à la gorge…
Et
tant pis si cela ressemble à un suicide, ce soir au crépuscule, nous prendrons
la fuite, car nous sommes sans espoir particulier et telle est notre force…
Et
tant pis si courant vers les portes de la ville, nous courons à la rencontre de
notre destin… Au moins nous aurons osé et nous ne mourrons pas en inclinant encore
la tête…
Le texte a été écrit en 2007. C’est ici une version légèrement revue.
Frédéric
Perrot
mardi 5 avril 2022
Silencieuse sentinelle
En hommage à Dino Buzzati (1906-1972)
Silencieuse
sentinelle, que ferais-tu si du sommet de ta solitaire citadelle harcelée par
les vents, soudainement tu apercevais dans le lointain un nuage de poussière,
présage de l’avancée des troupes ennemies ?
Enigmatique
sentinelle, renoncerais-tu alors à ton silence hautain pour souffler dans ton
olifant et prévenir la foule insouciante de tes semblables qui joyeusement
festoient là-bas, au loin, farandole se déroulant à travers les rues de la cité
radieuse ?
Mais
terrible sentinelle aux espoirs déçus, pourquoi gardes-tu le silence et
demeures-tu aussi impassible, alors que tout autour de ta solitaire citadelle,
les troupes ennemies déjà établissent leur campement afin de préparer l’ultime
offensive qui en ruines, laissera l’ancienne cité radieuse ?
Aurais-tu
renoncé à être pour quiconque un secours et en serais-tu venu à considérer avec
une froide indifférence que la cité radieuse mérite ce sombre destin ?
Ah,
terrible sentinelle, qui par désespoir deviens traître à toi-même et à tes
frères !
Le
texte a été écrit au début des années 2000. Frédéric Perrot