samedi 26 décembre 2020

L'échappée des personnages de fiction


Je me nomme Thomas Angst et je suis le personnage d’une fiction écrite par un auteur oublié du siècle précédent. N’en déplaise à mon créateur – un tout petit esprit, un graphomane acariâtre – je me suis échappé des pages de son médiocre roman d’anticipation et depuis plus d’un an et demi, je survis comme je le peux, caché dans une camionnette abandonnée à proximité d’une zone commerciale qui ressemble fort peu à celles qu’il a décrites. Lui qui se croyait visionnaire, il se trompait du tout au tout ! J’ai gardé certaines caractéristiques des personnages de papier. Je ne suis pas devenu un être à part entière et je ne connais ni la faim, ni la soif, ni le désir de dormir. A quoi pourrait d’ailleurs rêver un personnage de fiction ? Je sais que je ne suis pas un cas isolé, une exception… Cela a commencé avec les romans du dix-neuvième siècle français. A New York, en 2024, deux pauvres égarés ont été interpellés par les forces de l’ordre. Ils ont été interrogés, avec l’aide des plus brillants interprètes et linguistes. L’un prétendait se nommer Julien Sorel, l’autre Lucien de Rubempré. Ils avaient chacun des lubies aussi curieuses que leur accoutrement. Le premier ne jurait que par Napoléon et se demandait s’il avait bien caché son portrait. Le second évoquait sans cesse un faux ecclésiastique espagnol qu’il paraissait redouter. Ils ont été internés comme schizophrènes dans un hôpital dépendant du Ministère américain des faits alternatifs. Dans les dix années qui ont suivi, l’échappée des personnages de fiction s’est progressivement accélérée. Je n’invente rien : tout cela, je l’ai lu dans un magazine pour le reste assez racoleur qui traînait dans la camionnette. L’article écrit dans un anglais rudimentaire revenait rapidement sur le phénomène général, citait quelques cas fameux – Gulliver débarquant à Bombay, Don Quichotte à cheval sur la rocade de contournement de Buenos Aires – et point par point, expliquait les nouvelles mesures prises sur le continent européen par la Commission de la santé mentale. Car pour une raison que je peine à comprendre, il semble que l’incarnation approximative – je suis bien placé pour le savoir – de ces fantômes des livres du passé, trouble beaucoup les vivants. Le magazine collant, gluant, est dans un sale état et une bonne moitié de l’article reste illisible. Je ne saurai jamais le fin mot de l’histoire… Mais en tout cas, j’ai bien compris qu’en tant que personnage échappé de sa fiction, je suis à éliminer… Et c’est pour ça que je me cache.


                                                                    Frédéric Perrot 

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