Il
y a depuis plusieurs jours un mort qui se promène dans mon appartement. Sa
démarche est lente, ses mouvements sont lourds et tout son trajet consiste à
aller du salon où il se tient immobile sous la lumière, qu’à son intention je
laisse allumée, jusqu’à la porte de ma chambre dans laquelle avec une sorte
d’obstination incompréhensible il s’efforce d’entrer. Je l’entends qui gratte
doucement à la porte, et j’ai parfois l’impression – est-ce rêve ou
réalité ? – qu’il pleure devant cette porte qui lui demeure close.
Mais
un mort pleure-t-il ? Et pourquoi aussi vouloir entrer dans cette
chambre ?
Il
est mort : cela ne fait aucun doute. En enfilant une paire de ces gants de
plastique dont on se sert pour la vaisselle, je lui ai à son grand étonnement pris
le pouls en portant à son cou ma main gantée. Rien. Je ne suis pas allé jusqu’à
écouter son cœur en posant mon oreille contre sa poitrine : la froideur de
sa peau m’a suffi, non moins que l’affreuse blessure qu’il a à la tempe, autour
de laquelle du sang a séché et noirci et qui semble avoir été causée par un coup
violent… Mais je crois qu’il est mort noyé : sa chair a bleui, gonflé… Je
n’ai évidemment jamais vu de mes yeux un noyé, mais cela correspond aux
descriptions que j’ai pu lire.
Je
l’observe à la dérobée. Il doit avoir mon âge. Il a les cheveux blonds mêlés de
terre et de grands yeux clairs qui ont perdu toute expression. Il est plus
grand que moi, il me dépasse d’une bonne tête. J’ignore son identité, je n’ai
pas trouvé de papiers dans ses poches. Je suis certain de ne l’avoir jamais
rencontré auparavant et qu’il est entré dans mon appartement par hasard…
Il
est un compagnon muet et il ne me gêne que dans l’exacte mesure où si je
recevais une visite – cela ne risque guère d’arriver, je vis très seul – je ne
saurais comment le présenter à ce visiteur qui légitimement pourrait s’étonner
de cette présence silencieuse sous la lumière du salon… C’est surtout son
aspect qui est éprouvant, je ne peux le regarder longtemps sans détourner les
yeux.
Mais
il ne me fait aucun mal : il n’a jamais levé la main sur moi, même quand j’ai
fouillé dans ses poches, et il n’a jamais vraiment essayé d’établir d’autre
contact. C’est heureux d’ailleurs : car il pue…
Sa
blessure en revanche ne cesse de me tourmenter : elle semble prouver que
sa mort n’a pas été naturelle, elle semble prouver qu’il a été frappé par
quelqu’un avant d’être jeté à l’eau… Je ne sors guère de chez moi, j’ignore si
une disparition a été signalée dans les environs, j’ignore s’il est recherché, si l’on
mène une enquête…
Le
plus étonnant est qu’alors qu’il est chez moi depuis plusieurs jours et que
dans ces conditions il aurait déjà eu tout le temps de sécher, il dégoutte toujours comme s’il devait demeurer
perpétuellement celui que l’on sort à l’instant des eaux… De sorte qu’il laisse
une petite flaque sur le linoléum de mon salon et que chacun de ses pas
s’accompagne d’un bruit d’eau des plus irritants, qui m’évoque celui d’un
robinet qui fuit… Et à genoux sur le sol, ma serpillière à la main, je le suis
sans songer à lui reprocher cette saleté dont il est la cause et qui me coûte
tant d’efforts… Ce n’est pas sa faute il me semble, comme ce ne peut être la
mienne.
L’autre
question qui me harcèle est de savoir dans quelle mesure il est conscient de sa
situation : sait-il d’une façon que j’ai peine à imaginer, combien sa
situation est impossible ? Mais qu’il sache qu’il est mort, ou qu’il
l’ignore – et peut-on jamais savoir
que l’on est mort ? – dans un cas comme dans l’autre cela est désespérant
et terrible… S’il sait, il doit souffrir comme nul être n’a jamais souffert, et
s’il l’ignore, son inconscience, certes, le préserve momentanément, mais ne
peut être une garantie : tant il est évident qu’une telle situation ne
peut continuer, pour lui, comme pour moi…
Je
ne parviens plus à dormir que d’un sommeil agité où toujours il m’apparaît
dégoulinant d’eau, cherchant en vain ce que dans son errance solitaire, il
attend de moi, comme je le cherche moi-même… Et au soir du sixième jour, je
prends ma décision. Alors qu’il gratte de nouveau doucement à ma porte ainsi
que le ferait un animal domestique, je ne peux me retenir, et repoussant draps
et couvertures, je sors de ma chambre en caleçon et sans prendre le temps de me
rhabiller.
Effrayé
par mon approche non moins que par la lumière vive du couloir, il recule d’un
pas… En m’efforçant d’être doux et de peser le moindre de mes mots, je
m’adresse à lui ; et je me fais l’impression d’une personne cherchant à
expliquer à une autre ce qu’elle ne comprend pas elle-même, cette difficulté générale
étant accentuée par le fait que l’une comme l’autre de ces personnes doivent
encore s’exprimer dans une langue étrangère.
Appréhendant
ses réactions, je ne veux pas en outre que ma question soit posée trop
directement.
« Sais-tu,
lui dis-je, qu’il y a dans notre situation à tous les deux quelque chose qui ne
va pas, quelque chose qui ne devrait pas être ainsi ? »
Ma
question par son excessive généralité pourrait le prendre au dépourvu, s’il est
en mesure de la comprendre… Il lève cependant vers moi ses grands yeux clairs,
comme s’il attendait de moi que j’accomplisse ce que je peux seul accomplir et
comme si mes mots avaient su – mais comment ? – l’atteindre et susciter
son attention et ce qu’il me serait odieux de nommer son espoir… Je
m’adresse à lui pour la première fois, et le son de ma voix l’ayant surpris,
il demeure immobile, semblant attendre que je poursuive…
Le
malheur est que justement je ne sais comment poursuivre ; et j’ai un geste de
découragement, comme si je renonçais à cet instant face à quelque chose que je
ne suis pas en mesure de comprendre, et moins encore de résoudre…
Le
sens de ce geste l’a néanmoins atteint d’une façon que je ne chercherai pas à
déterminer, et s’avançant vers moi de sa démarche lourde et lente, il pose ses
deux mains sur mes épaules, comme si même dans sa situation l’acte de consoler
un compagnon d’infortune avait encore pour lui une signification obscure…
Et
sentant la froideur de ses paumes sur ma peau, je ne cherche plus à retenir ces
larmes que depuis si longtemps j’aurais dû verser.
Le
texte appartient au recueil inédit La perte d’un visage (été 2005). Frédéric
Perrot.