mardi 31 décembre 2019

Mémoire du soleil (dessin Vittorio Papermade)




Le cœur perd lentement mémoire du soleil.
L’herbe jaunit.
Le vent fait voler une neige tôt venue.
Juste un peu.

Dans les canaux étroits déjà l’eau se fige,
Ne coule plus.
Il ne se passe jamais rien ici,
Oh ! jamais.

Le saule a déployé sur le ciel vide
Sa dentelle en éventail.
Peut-être il valait mieux que je ne sois jamais
Votre femme.

Le cœur perd lentement mémoire du soleil.
Qu’est-ce qu’il y a ? Du noir ?
Peut-être ! Une nuit va suffire pour que vienne
L’hiver.


                                                                            Anna Akhmatova

vendredi 20 décembre 2019

22 décembre 1849 (lettre de Dostoïevski à son frère)

Dostoïevski




22 décembre 1849. Pétersbourg.

Forteresse Pierre-et-Paul.
Le 22 décembre.

« Frère, mon bien cher ami ! le sort en est jeté ! Je suis condamné à quatre ans de travaux forcés en forteresse (à Orenbourg, semble-t-il), et ensuite, à être simple soldat. Aujourd’hui, 22 décembre, on nous a transportés sur la place Semenovski. Là, on nous a lu à tous notre condamnation à mort, on nous a fait baiser la croix, on a brisé nos épées au-dessus de nos têtes et on a procédé à notre toilette mortuaire (longues chemises blanches). Puis, trois d’entre nous ont été attachés au poteau, pour l’exécution de la peine. J’étais le sixième, on nous appelait par trois, par conséquent, j’étais de la deuxième fournée, il ne me restait pas plus d’une minute à vivre. J’ai pensé à toi, frère, à tous les tiens ; à l’instant ultime, toi, toi, étais dans mes pensées, c’est là seulement que j’ai su combien je t’aimais, mon frère chéri ! J’eus le temps, aussi, d’embrasser Plechtcheïev et Dourov, qui étaient à côté de moi et de leur dire adieu. Enfin, roulements de tambour, on ramène vers nous ceux qui étaient au poteau, et on nous lit que Sa Majesté Impériale nous accorde la vie. Puis viennent les véritables condamnations. Seul, Palm est pardonné. On le réintègre dans l’armée avec le même grade.
On vient de me dire, frère aimé, que nous allions partir aujourd’hui ou demain. J’ai demandé à te voir. Mais on m’a dit que c’était impossible ; je ne peux que t’écrire cette lettre, à laquelle hâte-toi également de répondre au plus vite. Je crains que tu n’aies appris, de quelque façon, notre condamnation (à mort). Par les fenêtres de la voiture qui nous transportait place Semenovs(ski), j’ai vu un monde fou ; peut-être la nouvelle est-elle parvenue jusqu’à toi, et tu souffrais pour moi. A présent, tu seras soulagé pour moi. Frère ! Je n’ai pas perdu espoir ni courage. La vie est partout la vie, la vie est en nous, et non dans le monde extérieur. A mes côtés, il y aura des hommes, et être homme parmi les hommes et le rester à jamais, dans tous les malheurs possibles ne pas perdre espoir et courage, voilà où est la vie, où est son but. J’en ai pris conscience. Cette idée m’est entrée dans la chair et le sangOui, c’est la vérité ! Cette tête qui créait et vivait de la vie suprême de l’art, qui avait connu les besoins élevés de l’esprit et s’y était accoutumée, cette tête-là est déjà séparée de mes épaules. Ne restent que la mémoire et les images créées et que je n’ai pas encore incarnées. Elles me rongeront, c’est vrai ! Mais en moi demeurent un cœur, et cette même chair, ce même sang qui peut également aimer et souffrir, désirer et se souvenir, et cela, c’est tout de même la vie ! On voit le soleil !
Eh bien, adieu, frère ! Ne pleure pas sur moi ! Voyons les dispositions matérielles : mes livres (on m’a laissé la Bible) et les quelques feuillets de mon manuscrit (le brouillon du plan d’un drame et d’un roman et une nouvelle achevée : un « conte d’enfant » ), m’ont été retirés et, selon toute vraisemblance te reviendront. Je laisse aussi mon manteau et mes anciens vêtements, si tu les fais prendre. A présent, frère, une longue route m’attend peut-être, sous escorte. J’ai besoin d’argent. Frère chéri, si tu reçois cette lettre et si tu as la possibilité de trouver un tant soit peu d’argent, envoie-le-moi aussitôt. L’argent m’est présentement plus vital que l’air (compte tenu de ces circonstances particulières). Envoie-moi aussi quelques lignes de toi. Ensuite, si tu reçois l’argent de Moscou, occupe-toi un peu de moi, ne m’abandonne pas... Voilà, c’est tout ! Il y a les dettes, mais qu’y faire ?! »



On voit le soleil : en français. Souvenir du Dernier jour d’un condamné de Victor Hugo.


Source image : franceculture.fr

mardi 17 décembre 2019

Wuthering Heights (Les Hauts de Hurle-Vent)

Emily Brontë


« C’est une chose que je ne puis exprimer. Mais sûrement vous avez, comme tout le monde, une vague idée qu’il y a, qu’il doit y avoir en dehors de vous une existence qui est encore vôtre. A quoi servirait que j’eusse été créée, si j’étais tout entière contenue dans ce que vous voyez ici ? Mes grandes souffrances dans ce monde ont été les souffrances de Heathcliff, je les ai toutes guettées et ressenties dès leur origine. Ma grande raison de vivre, c’est lui. Si tout le reste périssait et que lui demeurât, je continuerais d’exister ; mais si tout le reste demeurait et que lui fût anéanti, l’univers me deviendrait complètement étranger, je n’aurais plus l’air d’en faire partie. Mon amour pour Linton est comme le feuillage dans les bois : le temps le transformera, je le sais bien, comme l’hiver transforme les arbres. Mon amour pour Heathcliff ressemble aux rochers immuables qui sont en dessous : source de peu de joie apparente, mais nécessaire. Nelly, je suis Heathcliff ! Il est toujours, toujours dans mon esprit ; non comme un plaisir, pas plus que je ne suis toujours un plaisir pour moi-même, mais comme mon propre être. Ainsi, ne parlez plus de notre séparation ; elle est impossible, et… »

Emily Brontë, Les Hauts de Hurle-Vent
Traduction : Frédéric Delebecque

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         Ayant commencé de lire un peu par hasard, j’ai très vite été étonné par la violence des situations et celle des passions décrites, puis saisi, emporté par ce sombre roman poétique et métaphysique, dont le préfacier nous rappelle qu’il a été écrit par « une jeune fille secrète et maladive » qui vivait avec ses sœurs, ignorait « tout de la vie, de l’amour », si ce n’est ce qu’elle en avait lu dans les livres… Frédéric Perrot.

Source image : la-croix.com

lundi 16 décembre 2019

L'homme qui marche (Jirô Taniguchi, pour Eric)

D'après L'homme qui marche (Marseille, août 2019, chez Eric)



J’ai découvert Jirô Taniguchi (1947-2017) en 2006, grâce à Dominique A, qui ne cessait de l’évoquer en interview et lui rendait hommage le temps d’une chanson, Retour au quartier lointain, sur ce qui reste selon moi son meilleur album L’horizon. Frédéric Perrot.

Pour écouter la chanson de Dominique A : https://youtu.be/dYyVuK8ZfvM

vendredi 13 décembre 2019

Le Détroit de Behring (avec un dessin d'Eric Doussin)

Eric Doussin


« L’histoire, dans les régimes totalitaires notamment, a parfois adopté le mode uchronique et montré davantage d’audace que n’en requièrent les timides tentatives de « désinformation » dénoncées de nos jours par des polémistes libéraux. On sait, par exemple, quels minutieux découpages ont permis, dès 1924, de faire disparaître Trotski des photos où il figurait aux côtés de Lénine et, en règle générale, de toute l’épopée révolutionnaire. On sait moins, peut-être, que lorsque Béria fut arrêté en 1953, la grande Encyclopédie soviétique dont les membres du parti recevaient chaque mois de nouveaux fascicules comportait encore une notice longue et louangeuse concernant cet ardent ami du prolétariat ; dans le mois qui suivit sa disgrâce, les abonnés reçurent avec la nouvelle livraison une circulaire les priant de découper à l’aide d’une lame de rasoir la notice sur Béria et de la remplacer par une autre notice, incluse dans l’enveloppe, qui concernait le détroit de Behring

Ces lignes sont extraites de l’essai d’Emmanuel Carrère, Le Détroit de Behring, qui se présente comme une Introduction à l’uchronie. Sur le même thème – les personnages devenus indésirables, que le régime fait disparaître – on peut se souvenir du terrible début du roman de Milan Kundera, Le livre du rire et de l’oubli :

« En février 1948, le dirigeant communiste Klement Gottwald se mit au balcon d’un palais baroque de Prague pour haranguer les centaines de milliers de citoyens massés sur la place de la Vieille Ville. Ce fut un grand tournant dans l’histoire de la Bohême. Un moment fatidique comme il y en a un ou deux par millénaire.
Gottwald était flanqué de ses camarades, et à côté de lui, tout près, se tenait Clementis. Il neigeait, il faisait froid et Gottwald était nu-tête. Clementis, plein de sollicitude, a enlevé sa toque de fourrure et l’a posée sur la tête de Gottwald.
La section de propagande a reproduit à des centaines de milliers d’exemplaires la photographie du balcon d’où Gottwald, coiffé d’une toque de fourrure et entouré de ses camarades, parle au peuple. C’est sur ce balcon qu’a commencé l’histoire de la Bohême communiste. Tous les enfants connaissaient cette photographie pour l’avoir vue sur les affiches, dans les manuels ou dans les musées.
Quatre ans plus tard, Clementis fut accusé de trahison et pendu. La section de propagande le fit immédiatement disparaître de l’Histoire et, bien entendu, de toutes les photographies. Depuis, Gottwald est seul sur le balcon. Là où il y avait Clementis, il n’y a plus que le mur vide du palais. De Clementis, il n’est resté que la toque de fourrure sur la tête de Gottwald. »

jeudi 12 décembre 2019

Zoo humain (avec un dessin d'Eric Doussin)

Eric Doussin 



Nous avons visité le zoo humain :
C’était très instructif.

Nous avons vu des hypocrites
Dans leur petit intérieur bourgeois.

Nous avons écouté des menteurs éhontés
Aux terrasses des cafés éclairés.

Nous avons vu des enfants soldats,
Des femmes voilées et des tyrans à cheval.

Nous avons coudoyé beaucoup d’imbéciles.
Nous avons suivi des hommes perdus de vice…

Sans le savoir nous avons fréquenté
Des malheureux, de futurs suicidés…

Nous avons veillé des malades,
Nous avons vu partir des amis,

Nous avons aussi connu des êtres
Dont l’existence nous a ravis,

De belles femmes des enfants des poètes des idiots…
Ils ne semblaient pas à leur place

Mais donnaient à la visite
Tout son agrément



Le texte appartient au recueil inédit Mosaïques contemporaines qu’il conclut (septembre 2015). Frédéric Perrot. 

mercredi 11 décembre 2019

L'hiver humain (d'après Eric Doussin)

Eric Doussin



En ce tableau imaginaire
Quatre silhouettes mystérieuses
Planent dans les hauteurs
D’une cité transie

Sombres nuées tourbillons de gris
Elles ont la couleur orangée
Des feuilles de l’automne
Emportées par le vent…

Mais elles volent librement
Par caprice de l’artiste
Au-dessus des laideurs
Au-dessus des prisons

De l’hiver humain



                                                                  Frédéric Perrot

dimanche 8 décembre 2019

sur Sérotonine de Michel Houellebecq




8 décembre – J’ai lu Sérotonine, le roman de Michel Houellebecq, que j’ai trouvé dans une bouquinerie le jour de la grève.
Les vingt, trente premières pages sont catastrophiques. C’est infiniment stupide, vulgaire, mal écrit, avec des perles dans ce style : « J’étais atteint par une érection, ce qui n’était guère surprenant vu le déroulement de l’après-midi. ».
Cela s’améliore un peu par la suite, malgré des défauts récurrents qui viennent gâcher même les bons passages : le name-dropping sans rime ni raison – Angot, Finkielkraut, un éloge ému de Laurent Baffie suivant de près un éreintement de Maurice Blanchot et de France-Culture, on voit le niveau ! – les perpétuelles plaisanteries dignes des Grosses-Têtes sur RTL, la vulgarité tapageuse, les considérations d’une bêtise abyssale sur les femmes, les hommes, l’amour…
Il est à noter que politiquement – sur l’Europe, mère de tous les maux, le désarroi de la société française, cette révolte des éleveurs normands qui occupe la dernière partie de l'histoire et vire au film d'action, avec lance-roquettes ! – le roman est aussi visionnaire et pertinent qu’une couverture de Valeurs actuelles.
De toute façon, d’un strict point de vue romanesque, cela ne fonctionne pas… Ayant par exemple affublé son personnage d’un prénom ridicule et impossible, Houellebecq mouline pendant toute une page afin de rendre cela amusant, en vain… Le personnage, qui n’est qu’un beauf très homophobe aux fantasmes consternants – la consommation, les armes à feu – a par ailleurs des lectures pointues et raffinées (Cioran, Proust, Thomas Mann...) qui sont celles de l’auteur et non les siennes…
Cela ne paraît même pas crédible… Houellebecq écrit à la va comme je te pousse – il y a ainsi l’inutile épisode sur le « pédophile » bien sûr « allemand » – et c’est sans importance… Tout le livre n’étant dans le fond qu’une resucée de son premier roman, Extension du domaine de la lutte : le récit à la première personne d’une dépression sévère et la soudaine hantise à l’idée de devoir passer seul les fêtes de Noël et le nouvel an…
Il y aurait encore beaucoup à dire sur les élucubrations pathologiques du personnage – sa jalousie après avoir découvert des vidéos de sa compagne japonaise se faisant tringler par des chiens (sic), son désir de tuer l’enfant de son grand amour, Camille, afin de pouvoir reconquérir celle-ci, ce qui psychologiquement semble pour le moins hasardeux, voire aberrant…
Mais pour Houellebecq, l’alternative est plus simple : soit il cesse de s’ivrogner comme une brute, soit il arrête d’écrire… Car, c’est à peu près cela Sérotonine : les divagations lourdes et pénibles d’un esprit abruti par l’alcool…

                                                                                Frédéric Perrot

mercredi 4 décembre 2019

Elle rêve d'une forêt (d'après un dessin d'Eric Doussin)

Eric Doussin



Elle est seule dans son lit
Elle a les yeux ouverts

Si le sommeil est un oiseau
Il est parti au loin bâtir son nid

Elle rêve d’une forêt
Tel est le paysage de son insomnie

Des arbres
Un chemin
Un sous-bois
Où Verlaine
Imaginait des assassins…

Elle est seule dans son lit
Elle rêve d’une forêt

Elle sait que l’oiseau sera long à revenir

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Le poème de Verlaine évoqué est « Dans les bois » (Poèmes saturniens)

         « La nuit vient. Le hibou s’envole. C’est l’instant
         Où l’on songe aux récits des aïeules naïves…
         Sous un fourré, là-bas, là-bas, des sources vives
         Font un bruit d’assassins postés se concertant. »


                                                                                      Frédéric Perrot

lundi 2 décembre 2019

Comment les femmes (d'après un dessin d'Eric Doussin)

Eric Doussin


Je ne me tiens pas pour un poète
Mais l’emploi de certains mots
M’est douloureux
Voire impossible

Et j’ai vécu
Comme une courte victoire
De pouvoir dans un texte de fiction
Employer le mot machette

Cet objet devenu effroyable
Depuis le Rwanda…

Personne ne soupçonne mes frissons
Et combien les mots me blessent


                                                                                           Frédéric Perrot

mercredi 27 novembre 2019

En eaux profondes (autre poème d'après un dessin d'Eric Doussin)

Eric Doussin



Heureux celui pour qui l’oiseau
N’évoque pas une cage,
Et plus heureux encore

Celui pour qui les eaux profondes
N’ont pas la couleur froide
Des désirs de noyade,

Font sans douleur éclore
Des tourbillons d’images :

Une vie féconde,
La femme gironde,

La nage d’un rêveur
Sur une étendue plane...

        
                                                                  Frédéric Perrot

Le randonneur des Vanuatu (poème d'après un dessin d'Eric Doussin)

Eric Doussin



Si le jaune est la couleur
De la vie
Comme le prétendait
Kandinsky
Le vert est sans doute celle
Du paradis

Un paradis terrestre
Dont l’attribut
Le plus remarquable
Serait l’absence
De tout bruit humain
Et dans lequel évolue

Le randonneur des Vanuatu
Penché dans son effort
A l’ombre d’un volcan
Sur le chemin qui sinue

Au cœur d’une nature
Prodigieuse
Exubérante végétation
Et chutes d’eau !



                                                                 Frédéric Perrot

mardi 26 novembre 2019

Le nageur (avec un dessin d'Eric Doussin)

Eric Doussin



Afin de changer d’air, il était parti à l’étranger, dans une petite station balnéaire de la côte italienne.
Il était midi, la plage était quasi déserte. De loin en loin, il apercevait deux ou trois hommes seuls étendus sur des serviettes et qui devaient suer à grosses gouttes. Il y avait aussi une famille dont les parents comme les enfants semblaient stupéfiés par le soleil, tous ayant trouvé refuge sous un parasol blanc. Il était seul dans l’eau et il nageait avec bonheur.
A un moment, alors qu’il accomplissait ses mouvements avec attention – il n’était qu’un piètre nageur qui n’avait appris que la brasse –, il connut une curieuse extase. Comme si son bonheur, le silence, la beauté du monde qui l’entourait, la conjonction de tout cela avait donné à sa pensée des perspectives plus vastes et insoupçonnées, il songea sans effort particulier que des milliers d’années auparavant des hommes et des femmes à moitié sauvages avaient dû se baigner dans cette même eau, courir sur cette plage, muettement émerveillés de toute cette splendeur. Un instant, dans le mouvement des vagues, il eut même la vision fugace de leurs corps mats et robustes, comme si ces lointains ancêtres, ces bons sauvages avaient nagé à ses côtés…
Ce n’était qu’une illusion.
Il sortit de l’eau. La plage bruissait de monde. Un avion traînant derrière lui une banderole publicitaire passa dans le ciel et rompit définitivement le charme. Ce n’était qu’une illusion…
Mais comme sa pensée lui semblait en général contingente, sans horizon, décevante, il ne fut pas mécontent de cette courte échappée, ce rapide saut dans le temps et se promit de s’en souvenir, les jours où il serait malheureux.

                                     
                                                                               Frédéric Perrot

vendredi 22 novembre 2019

Uchronie


L’histoire humaine ne nous plaît pas
Depuis au moins deux mille ans

Si les Romains avaient pu rester eux-mêmes
Si la misérable secte chrétienne n’était pas devenue l’Eglise

Le Moyen-âge aurait mieux respiré
Sans les bûchers de l’Inquisition

Dans un autre ordre d’idées
Nous aurions préféré aussi
Que Mahomet ne fût pas épileptique…

Nous aimerions faire tomber les événements
Comme dominos

Naufrages pour les vaisseaux espagnols de Cortez
Fausses couches pour les mères de tous les tyrans

Nous aimerions infléchir l’histoire
Dans le sens de l’atonie

Nous acceptons que la vie soit brève
Mais nous la souhaiterions paisible !




         Le thème du voyage dans le temps, le fait de modifier le passé pour qu’un avenir meilleur survienne, est celui que je préfère dans la littérature de science-fiction. Cela échoue souvent… Dans le roman de Stephen King, 22/11/63, le personnage qui peut voyager dans le temps, parvient à empêcher l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy à Dallas. Mais dans cet univers alternatif, où Kennedy n’est pas mort, l’histoire de la société américaine dans les décennies suivantes se révèle pire encore, catastrophique…
 Le texte appartient au recueil inédit Mosaïques contemporaines (septembre 2015). Frédéric Perrot

lundi 18 novembre 2019

La politesse de vivre (courte variation)


         Pour Alain,


La solitude est un luxe périlleux. A trop vivre seul, on finit par ne plus supporter personne.

On peut envier à Ian Curtis sa sombre élégance et ses tenues impeccables, mais jamais la terrible interrogation de ses grands yeux effrayés…

J’ai appris la politesse de vivre, c’est-à-dire qu’instruit par l’expérience, je tais hypocritement ce qui me tient à cœur.

Chaque jour je m’éloigne un peu plus de mes frères et je trahis l’écriture.

La haine de soi ne saurait être un horizon.

Avec l’âge, tu as compris que la femme qui te plaît sera toujours celle qui passe et disparaît.

Je n’ai pas renoncé à la beauté de mon désir, dont vous n’avez aucune idée !

Nihiliste. Je me trouve très bien dans mon époque, pour le plaisir d’en penser tant de mal…


                                                                  Frédéric Perrot – novembre 2019

dimanche 17 novembre 2019

La politesse de vivre (fragments choisis d'Alain M.)


D’aussi loin que je me souvienne l’on ne m’a jamais enseigné la politesse de vivre.
Donc je ne pratique pas.

***

Il est bien loin le temps où l'envie prenait le pas sur la paresse. C’est regrettable car je ne connais rien de plus poétique que l’envie. Son absence est une injure à la vie.

***

Chaque jour je m’éloigne un peu plus de l’écriture et je trahis ma mère.

***

La peur d’être seul fait faire aux gens à peu près tout et n’importe quoi.

***

J’ai renoncé presque à tout. Mais pas encore à vivre.

***

Je n’aime pas travailler. Je préfère errer le regard vide ou faire l’amour le cœur lourd.

***

Il n’y a rien de plus doux que de régresser.

***

J’aimerais bien avoir de temps en temps des chemises et des pantalons aussi bien repassés que celles et ceux de Ian Curtis. Mais c’est comme pour le reste, cela se mérite et il faut en avoir vraiment envie.

***

Autrefois, lorsque tu croisais une femme qui te plaisait, tu avais encore le courage de la regarder droit dans les yeux.
Aujourd’hui, tu préfères baisser la tête et te concentrer sur quelque chose de plus réaliste et à ta mesure, comme par exemple rater ta vie en fuyant l’amour.

***

Moi je n’ai le désir et la volonté de rien. Ainsi je suis sûr de réussir.

***

Vivre le moment présent est au-dessus de tes moyens. Voilà une bonne raison pour ne pas t’aimer.

***

Tu n’aurais jamais imaginé finir si hagard, si loin de toi et des hommes.
C’est l'incompréhension la plus totale.

***

Tu voudrais revenir au 20ème siècle, rentrer chez toi.




                                                                               Novembre 2019