Cela me paraît clair… Comme
les abeilles, les guêpes ou les araignées que nous harcelions entre camarades
quand j’étais enfant, je suis bel et bien coincé sous un verre, à l’intérieur
duquel je me trouve prisonnier et qu’il m’est impossible de faire basculer,
même en poussant de toutes mes forces.
Le verre en question est un
verre de cuisine des plus simples, sans motif amusant ou publicitaire, comme en
présentent parfois les verres à moutarde. Il est posé sur une table en
plastique, qui doit être la table d’un salon de jardin. En raison de ma petite
taille, il m’est difficile de préciser ce qui se trouve au-delà de l’horizon
plat constitué par la table, dont je n’aperçois d’ailleurs pas – et quelle que
soit la direction dans laquelle je me tourne –, un bord ou une extrémité, comme
si le verre était justement placé en son centre. Si je lève la tête, le ciel
au-dessus du verre me semble d’un blanc laiteux, sans rapport avec le ciel que
j’ai pu connaître.
Fort souvent, une main d’une
blancheur similaire et qui me semble énorme, s’approche du verre pour le faire
glisser sur la surface lisse de la table avec des mouvements rapides et
imprévisibles dont le seul but, je n’en doute pas, est de m’affoler et de me
blesser… Je puis l’affirmer en connaissance de cause… C’est ainsi que nous
agissions avec nos prises, afin de leur coincer une patte ou une aile sous le
bord du verre dans lequel nous les emprisonnions…
Evidemment, il est inutile de
dire qu’il m’est très désagréable d’être en quelque sorte devenu l’abeille de
nos jeux cruels d’enfants. Mais ce que je redoute le plus, c’est, au souvenir
de la nôtre, l’imagination de mes
tortionnaires. J’emploie le pluriel, car j’ai pu constater à quelques détails
précis que ce n’était pas toujours la
même main qui s’approchait du verre et qu’une fois au moins, cette main
était indubitablement une main de femme, longue, fine, élégante, aux ongles
vernis de rouge…
Quand la nuit tombe, le
supplice s’interrompt. Mes tortionnaires dorment du bon sommeil des innocents.
Moi-même, en roulant sous ma tête ma veste pour en faire un oreiller, je ferme
les yeux et tente de me reposer. Mais outre que le sol de ma prison me brise le
dos, mon sommeil est agité par des rêves atroces.
Juste au-dessus du verre,
j’aperçois la femme penchée ou du moins sa bouche profonde, aux lèvres
maquillées. Ses dents sont d’une blancheur parfaite, et sa langue lèche longuement le verre, comme
si elle voulait en nettoyer la surface. Puis d’un doigt, elle le soulève pour
souffler à l’intérieur la fumée de sa cigarette. Tout le verre s’emplit à une
vitesse prodigieuse, et dans cet âcre brouillard toxique, je tousse, j’étouffe,
je vais mourir… Et en hurlant de terreur, je me réveille…
Quand j’en ai assez de ces
pénibles visions, je renonce à dormir et une fois de plus, j’essaie en poussant
de mes deux mains de faire basculer le verre : en vain… Je pourrais sans
doute dans un mouvement désespéré me jeter de tout mon poids contre la paroi,
mais je dois bien avouer – ô vile lâcheté ! –, qu’en raison de ma petite
taille, je crains non moins de me retrouver à l’air libre, dans le si vaste
monde, où je serais alors à la merci de tous les prédateurs… Tout bien
considéré, il ne me semble guère préférable de mourir sous la patte d’un chat
ou sous les coups de bec d’un oiseau… D’autant que si je suis pour ainsi dire logé, je suis également nourri… Quelle dérision… À l’aube, en
effet, une main gantée glisse sous le verre de la mie de pain et, à l’aide
d’une seringue graduée, projette trois ou quatre gouttes d’eau, sur lesquelles
je me rue avec avidité…
On me maintient donc en vie…
On n’est pas encore las du jeu. Mais le jour où cette distraction aura perdu
tout intérêt, je n’ose imaginer ce qui m’arrivera…
Frédéric Perrot, août 2019
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