lundi 25 février 2019

sur La folie du jour de Maurice Blanchot




                                                                                    Pour Fatiha,

          « Je ne suis pas pour les adeptes », écrivait André Breton. Pensée profonde à méditer…

Même si je le lis depuis des années avec admiration, je ne suis pas un « adepte » de Blanchot et je ne compte pas dans les lignes à venir, comme beaucoup de ses épigones, mimer son style, en accumulant sans fin les paradoxes et les contradictions…
Je voudrais seulement évoquer La folie du jour : ce petit livre en terme de pages – vingt à peine, dans l’édition Gallimard –, mais qui plus que Beckett ou je ne sais qui, me semble emblématique de tout ce que la littérature peut…

La folie du jour n’est pas un roman. C’est un récit ; même si l’auteur répugne au « récit ». À la rigueur, on pourrait dire que ce livre paraît de prime abord être une autobiographie poétique et fantasmée d’un homme qui n’est rien et qui pour la même raison pourrait être tout le monde.
« Je ne suis ni savant ni ignorant. J’ai connu des joies. C’est trop peu dire : je vis, et cette vie me fait le plaisir le plus grand. Alors, la mort ? Quand je mourrai (peut-être tout à l’heure), je connaîtrai un plaisir immense. Je ne parle pas de l’avant-goût de la mort qui est fade et souvent désagréable. Souffrir est abrutissant. Mais telle est la vérité remarquable dont je suis sûr : j’éprouve à vivre un plaisir sans limites et j’aurai à mourir une satisfaction sans limites. »

Les grammairiens nous ont expliqué les valeurs du passé composé. Blanchot lui donne une valeur existentielle Son style est sec, sans retour, comme le temps qui porte ces phrases :  
« J’ai erré. J’ai passé d’endroit en endroit. Stable, j’ai demeuré dans une seule chambre. J’ai été pauvre, puis plus riche, puis plus pauvre que beaucoup. »
Jean Paul Sartre avait souligné en son temps l’importante révolution esthétique que constituait l’emploi du passé composé dans L’étranger d’Albert Camus. Cependant le passé composé sert encore chez Camus à relater des événements. Chez Blanchot, il a la même valeur définitive que le passé simple de Flaubert (« Il voyagea. ») : « J’ai aimé des êtres, je les ai perdus. » 

     Blanchot ne répugne pas au passé simple. C’est alors l’heure des grands événements impersonnels, la seconde guerre mondiale : « Peu après, la folie du monde se déchaîna. Je fus mis au mur comme beaucoup d’autres. Pourquoi ? Pour rien. Les fusils ne partirent pas. » Cette mise à mort qui ne se produit pas pour des raisons contingentes, sera le sujet du dernier livre de Blanchot, L’instant de ma mort.
Ce passé simple peut également avoir une valeur rétrospective et d’outre-tombe héritée de Chateaubriand, maître en la matière : « Avec la raison, le souvenir me revint et je vis que même aux pires jours, quand je me croyais parfaitement et entièrement malheureux, j’étais cependant, et presque tout le temps, extrêmement heureux. »

Ceci dit, La folie du jour, composé de courts paragraphes dont on eût aimé en écrire beaucoup, ne se soucie ni de grammaire, ni de cohérence. L’autobiographie fictive se poursuit, mêlée de considérations générales : « J’ai pourtant rencontré des êtres qui n’ont jamais dit à la vie, tais-toi, et à la mort, va-t’en. Presque toujours des femmes, de belles créatures. Les hommes, la terreur les assiège, la nuit les perce, ils voient leurs projets anéantis, leur travail réduit en poussière, ils sont stupéfaits, eux si importants qui voulaient faire le monde, tout s’écroule. ». Et : « Mon existence est-elle meilleure que celle de tous ? Il se peut. J’ai un toit, beaucoup n’en ont pas. Je n’ai pas la lèpre, je ne suis pas aveugle, je vois le monde, bonheur extraordinaire. Je le vois, ce jour hors duquel il n’est rien. Qui pourrait m’enlever cela ? »
Parfois cette autobiographie fictive se rapproche de ce que l’on sait de l’auteur, sans doute le lecteur le plus passionné du vingtième siècle : « Je dois l’avouer, j’ai lu beaucoup de livres. » Ce n’est qu’un moment, car l’essentiel se passe hors des livres :
« Oui, j’ai parlé à trop de personnes, cela me frappe aujourd’hui : chaque personne a été un peuple pour moi. Cet immense autrui m’a rendu moi-même bien plus que je ne l’aurais voulu. »

Il y a tout de même un semblant de trame… Comme chez Beckett, nous comprenons à un moment que ce que nous lisons depuis le début est une sorte de « confession » qu’ont exigée de celui qui parle des médecins.
Que s’est-il passé ? Pourquoi celui qui parle se trouve-t-il dans ce que l’on imagine être un hôpital, un asile de fous ou une prison ?
« Je faillis perdre la vue, quelqu’un m’ayant écrasé du verre sur mes yeuxCe coup m’ébranla, je le reconnais. (…) Le pire, c’était la brusque, l’affreuse cruauté du jour ; je ne pouvais ni regarder ni ne pas regarder ; voir c’était l’épouvante, et cesser de voir me déchirait du front à la gorge. ». Et : «  À  la longue, je fus convaincu que je voyais face à face la folie du jour ; telle était la vérité : la lumière devenait folle, la clarté avait perdu tout bon sens ; elle m’assaillait déraisonnablement, sans règle, sans but. »
S’ensuit cette conclusion, d’une ironie étincelante : « À mon réveil, il me fallut entendre un homme me demander : « Portez-vous plainte ? » Bizarre question adressée à un homme qui vient d’avoir affaire directement au jour. »

L’homme en question se montre rétif aux sollicitations de ses  médecins. Peut-être est-il fou ? Peut-être est-il schizophrène ? Ou peut-être n’est-il rien du tout de ce que l’on veut faire de lui ?
En tout cas, ses médecins lui reprochent son manque de coopération : « On me disait (quelquefois le médecin, quelquefois des infirmières) : Vous êtes instruit, vous avez des capacités ; en laissant sans emploi des aptitudes qui, réparties entre dix personnes qui en manquent, leur permettraient de vivre, vous les privez de ce qu’elles n’ont pas… »
Cette tentative de culpabilisation, assez grossière comme tous les « sermons » de la médecine, ne fonctionne pas. Mais cet homme, qui vaut pour tous les hommes, comprend  qu’il n’y n’échappera pas : « J’aimais assez les médecins, je ne me sentais pas diminué par leurs doutes. L’ennui, c’est que leur autorité grandissait d’heure en heure. On ne s’en aperçoit pas, mais ce sont des rois. Ouvrant mes chambres, ils disaient : Tout ce qui est là nous appartient. Ils se jetaient sur mes rognures de pensée : Ceci est à nous. Ils interpellaient mon histoire : Parle, et elle se mettait à leur service. »
Tout finit dans le balbutiement et la répétition mortifère : « On m’avait demandé : Racontez-nous comment les choses se sont passées « au juste »Un récit ? Je commençai : Je ne suis ni savant ni ignorant. »
Vouloir se raconter quand on y est contraint, c’est se trahir : « Je dus reconnaître que je n’étais pas capable de former un récit avec ces événements. J’avais perdu le sens de l’histoire, cela arrive dans bien des maladies. »

On voit l’immense trajet accompli en vingt pages à peine… De ce qui pouvait être perçu comme une autobiographie volontiers complaisante quoique fictive, on est passé à une méditation sur l’aliénation, l’angoisse de l’enfermement, un court traité d’antipsychiatrie au terme duquel s’affirme ce qui est au cœur de toute la pensée de Blanchot : le refus… «  Un récit ? Non, pas de récit, plus jamais. »

                                                                       Frédéric Perrot – février 2019

La litière (avec un dessin de Jimmy Poussière)



                         Pour Alain,

Et c’est encore
La litière de la peur
Cette sale poussière
Dans laquelle
Je respire

J’en ai plein le nez
Plein la bouche
Et le réveil
Est une nausée
Amère

Somme toute distante
Elle ne remarque rien
Ou peut-être seulement
Dans mon sillage
Des traces de saleté

Comme j’aspire
À l’air libre
J’ouvre grand
Les fenêtres
Mais en pure perte

Le vent est retombé
La tempête passée
Et pèse sur la ville
Une chaleur
Etouffante


                                        (Marseille, septembre 2012 – Hambourg, février 2019)
                                                                                                          Frédéric Perrot

dimanche 24 février 2019

Le test d'humanité

Hambourg 


L’indifférence – Ce serait le propre de l’homme de ne pas être indifférent…

L’idée risible de déchéance – « Pour parler de déchéance, il faudrait au préalable avoir été quelqu’un… »

Sans le savoir, dans son récit, il décrivit les circonstances précises de sa mort qui ne devait survenir que plusieurs années plus tard.

« Je suis mort une fois de trop. C’était la dernière. »

Etablir la juste distance – Qui est contre le mur, ne voit pas le mur.

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Le mensonge opère une scission ; il est comme un brusque coup de ciseaux dans l’étoffe de la réalité, une déchirure. La réalité était une ; elle devient double.

À notre grand regret, nous devons abandonner les recherches, nous ne le retrouverons pas : il a peu à peu disparu dans les sables mouvants de sa vanité.

Un impatient – « Je n’ai pas de temps à vous consacrer, j’organise ma fuite dans l’imaginaire : puisque pour ma propre santé, cela devient urgent, qu’il ne saurait être question d’ajourner davantage, veuillez me pardonner de vous planter là et de laisser vos sollicitations sans réponses. »

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Contre le pessimisme – « Si je suis pessimiste, c’est surtout par rapport à moi-même. »

Contre l’introspection aussi – « À force de te percer à jour, tu es simplement devenu insignifiant pour toi-même. »

Il était parvenu à un tel mépris de la première personne que la moindre de ses pensées, il aurait voulu la placer entre guillemets ; comme une citation de quelqu’un d’autre.
           
Examen de minuit – « Aujourd’hui, tu as encore raté quelques occasions d’être humain… »

            Ou – « Tu as passé un test d’humanité et une nouvelle fois il s’est révélé négatif. »

« Je manque d’humanité » À peine a-t-il prononcé ces mots, dans l’intimité de sa conscience, qu’il se retrouve dans une salle des pas-perdus, où tout est mouvement et solitude soucieuse.

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Tu n’aimes pas l’idée de combat, le mot même te déplaît, mais tu es bel et bien engagé dans un combat, où il s’agit pour toi de défendre ce qui t’appartient peut-être en propre, ce substrat d’indépendance, ce refus d’être étiqueté.

L’éloignement – « Me voyant parmi vous, vous me croyez encore avec vous. Vous n’avez rien remarqué, mais je vous quitte. Imperceptiblement je glisse hors de vos sphères d’influence : vos soucis me deviennent étrangers et vos propos ne m’atteignent plus. Pour des raisons purement esthétiques, je refuse l’uniforme que vous voulez me voir porter. Je n’aime pas les rues et les villes que vous présentez à mon esprit, je n’aime pas votre appréhension des choses et votre regard sur elles, car c’est un regard de taupe ; à cette différence près que la taupe n’y est pour rien, si je puis dire : sa cécité est native. »

Ou – « Ce n’est pas un drame que nous soyons tous des consciences séparées, ainsi du moins n’avez-vous pas accès à mon univers personnel. Certes, il est minuscule, voire infime, mais j’y tiens d’autant plus et je me battrai jusqu’au bout pour le préserver de vos regards louches et de vos froides analyses. »

            Un visiteur d’un autre monde, débarquant à n’importe quel endroit de notre planète, serait sans doute interloqué. « Mais comment parvenez-vous à respirer dans un tel climat de haine ? »

            Tu n’aimes pas l’idée de combat, le mot même te déplait, mais tu l’emploies… Tu te refuses à employer le mot lutte, dont « l’extension » à tous les domaines de la vie te paraît bien regrettable.

            Contre la psychologie et ses excès – « Pardonnez-moi si je garde mes distances, mais je suis allergique à vos explications d’ordre psychologique. »

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            Illusions – « J’aurai vécu porté par nombre d’illusions. Par exemple, je me disais : un poète ne se résout pas au massacre de la parole. Quand j’ai constaté que les poètes ou ceux qui se disaient tels, au contraire, y participaient et même activement, j’ai préféré m’écarter, m’éloigner et me taire.»

Rapports humains – « Nous ne tuons personne, nos crimes sont symboliques… Mais ces êtres symboliquement tués, n’existent plus pour nous. »

Le test d’humanité s’est révélé définitivement négatif.
Mais grâce vous soit rendue – « Sans vous, je n’aurais jamais su que je pouvais haïr autant. »





                         (Marseille, mars 2017 – Hambourg, février 2019)
                                                    Frédéric Perrot

samedi 23 février 2019

sur Les Carnets de Malte Laurids Brigge de Rilke




Un cauchemar parisien


« La rue était trop vide et s’ennuyait de ce vide ; elle déroba mes pas de sous mes pieds et les fit sonner de droite et de gauche, d’un côté à l’autre de la rue, comme avec un sabot. La femme eut peur et elle se détacha d’elle-même, trop vite, trop violemment, tant et si bien que son visage resta dans ses deux mains. Je pouvais le voir couché là, je voyais sa forme en creux. Je fis un immense effort pour ne pas détourner mon regard de ces mains et pour ne pas voir ce qui s’était arraché d’elles. J’étais terrifié de voir un visage par l’intérieur, mais je redoutais cependant bien davantage d’apercevoir la tête nue, écorchée, dépourvue de visage. »

Malte Laurids Brigge, le double fictif de Rilke, vit et écrit dans une épouvantable angoisse en partie générée par la ville où, jeune étranger, il vient de s’installer et qu’il n’aime pas – Paris – et où, à tout instant, il est confronté à la plus noire des misères, où tout le blesse, la purulence des corps, la dégoûtante saleté, la ruine et la décomposition.
À un moment, il trouve au sens propre refuge à la Bibliothèque nationale, dans laquelle l’horrible pauvreté qui le hante ne peut pénétrer et le suivre. Selon le préfacier du Livre de la Pauvreté et de la Mort, Rilke, qui n’aimait pas les grandes villes en général, a été « traumatisé » par sa découverte de Paris.

« J’ai peur. Il faut faire quelque chose contre la peur, quand on l’a. » La peur revient, toujours : « Toutes les peurs oubliées sont à nouveau là. » Ces « peurs oubliées » sont celles de l’enfance.
L’adulte a peur de devenir fou : « … la peur que je me mette à crier et qu’on accoure à ma porte et qu’on finisse par la forcer, la peur que je puisse me trahir et raconter tout ce dont j’ai peur et la peur que je ne puisse rien dire, parce que tout est indicible »
S’ensuit cette conclusion amère : « J’avais prié pour retrouver mon enfance et elle est revenue et je sens qu’elle est aussi lourde à porter qu’autrefois et que cela ne m’a servi à rien de vieillir. »

 « … la splendeur n’est que d’un instant, et nous n’avons rien vu dont la vie soit plus longue que la misère. »

… les pages extraordinaires sur cet enfer de crasse et de misère qu’est Paris, sous la plume de Rilke. Il y a ainsi pour la crasse la longue description de la maison en ruines dont on voit « le dedans » : « On voyait aux différents étages des parois où des tentures étaient restées collées, çà et là le commencement d’un plancher ou d’un plafond. À côté des cloisons des chambres, on voyait aussi tout au long du mur un espace d’un blanc sale, au milieu duquel rampait, d’une manière atrocement écœurante, qui évoquait le mouvement mou d’un ver ou le trajet de quelque digestion, la descente crevée et couverte de taches de rouille des cabinets. ».
La misère est non moins répugnante : « Que diable pouvait me vouloir cette vieille femme, sortie de je ne sais quel trou, avec son tiroir de table de nuit, dans lequel roulaient quelques boutons et quelques aiguilles ? Pourquoi restait-elle à côté de moi à m’observer ? Comme si elle essayait de me reconnaître avec ses yeux chassieux, qui auraient pu faire croire que c’était un malade qui avait craché ses glaires verdâtres sur ses paupières sanguinolentes
C’est bien l’enfer, ces rues sales, que hantent des « réprouvés » qui vous ont reconnu comme un des leurs et auxquels il s’agit d’échapper. C’est bien l’enfer, mais dans sa version bureaucratique, que cet hôpital de la Salpêtrière.

Dans une lettre de 1907 à sa femme, Rilke compare son personnage au Raskolnikov de Crime et châtiment. Malte Laurids Brigge serait un Raskolnikov sans le crime. Mais tout y est : la pauvreté et la hantise de la misère, la révolte, l’errance hallucinatoire.
L’atmosphère même des deux livres me semble proche : la chaleur « étouffante », la puanteur. « La rue commençait de toutes parts à sentir. Cela sentait, dans la mesure où on pouvait le discerner l’iodoforme, la graisse de pommes frites, la peur. Toutes les villes sentent, l’été. »

Dans Le Livre de la Pauvreté et de la Mort : « Ou bien est-ce l’angoisse où je suis enfoui, / la si profonde angoisse des villes démesurées/où tu m’as enfoncé jusqu’à en suffoquer ? »

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La révolte de Malte s’énonce clairement dans un passage célèbre, un des morceaux de bravoure du livre, porté par une dialectique fiévreuse :
« C’est ridicule. Me voilà dans ma petite chambre, moi, Brigge, âgé de vingt-huit ans, que personne ne connaît. Je suis assis ici et je ne suis rien. Et pourtant, ce rien se met à réfléchir ; il réfléchit dans son cinquième étage, par un maussade après-midi parisien, et voici ce qu’il pense :
Est-il possible, pense-t-il, qu’on n’ait encore rien vu, rien su, rien dit qui soit réel et important ? Est-il possible qu’on ait eu des millénaires pour regarder, pour réfléchir, pour enregistrer et qu’on ait laissé passer ces millénaires comme une récréation dans une école, pendant laquelle on mange sa tartine et une pomme ?
Oui, c’est possible. » 

Cependant, « dans ce livre crispé par la peur et hanté par la mort », comme l’écrit le traducteur et préfacier Claude David, une plus étrange obsession habite le personnage et son créateur : « … le désir d’avoir sa propre mort est de plus en plus rare. Encore un moment et ce deviendra aussi rare que d’avoir une vie qui vous soit propre »

 « On meurt au petit bonheur ; on meurt de la mort qui correspond à la maladie que l’on a ». Et : « Dans les sanatoriums, où l’on meurt si volontiers et avec tant de reconnaissance à l’égard des médecins et des infirmières, on meurt d’une des morts organisées par l’établissement ; c’est fort bien considéré. Mais, si l’on meurt chez soi, il est naturel de choisir la mort décente de la bonne société, avec laquelle on s’engage déjà pour ainsi dire dans l’enterrement de première classe et dans tous les rites admirables qui l’accompagnent. Les pauvres sont debout sur le seuil de la maison et admirent tout leur saoul. Leur mort à eux est naturellement banale, sans aucune cérémonie. Ils sont bien contents d’en trouver une qui leur aille à peu près. »

Selon Malte, il n’en a pas toujours été ainsi : « On savait autrefois (ou peut-être le pressentait-on) qu’on contenait la mort à l’intérieur de soi-même, comme un fruit son noyau.». Et : « On possédait sa mort et cela conférait à chacun une singulière dignité et une paisible fierté. »
            Il s’agit d’avoir sa mort à soi, de se soustraire à la mort impersonnelle, « en série, comme à l’usine », dont l’Hôtel-Dieu et l’hôpital de la Salpêtrière sont à Paris les horribles symboles. Et, par opposition à cette mort de « masse », se fait jour une étonnante nostalgie d’une époque révolue et sans doute fantasmatique où l’on savait mourir :
            « Et quand je pense aux autres, à ceux que j’ai vus ou dont j’ai entendu parler, c’est toujours la même chose. Ils ont tous eu leur mort à eux. Ces hommes, qui la portaient dans leur cuirasse, à l’intérieur, comme une captive, ces femmes, qui devenaient très vieilles et toutes petites et qui ensuite, étendues sur un immense lit comme sur une scène de théâtre, en présence de toute la famille, de la domesticité et des chiens, passaient de vie à trépas, discrètes et souveraines. Et les enfants, même les tout-petits, ne mouraient pas d’une quelconque mort d’enfant, ils se ressaisissaient et mouraient selon ce qu’ils étaient déjà et selon ce qu’ils seraient devenus. »

        Comme Raskolnikov, Malte est un personnage qui échoue face à une « épreuve » « plus forte que lui » et à partir d’un certain moment, et c’est très beau, ce pauvre « rien » semble complètement se détourner du monde réel ; il ne quitte plus « son cinquième étage » ; il passe ses jours et ses nuits, enfoui dans ses lectures – principalement des ouvrages historiques – et l’écriture.

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Sur la possibilité du récit – « S’il fut une époque où l’on savait raconter, vraiment raconter, ce doit avoir été avant mon temps. ». Et sur sa méfiance « envers la musique (non parce qu’elle me soulevait plus fort que tout hors de moi-même, mais parce que j’avais remarqué qu’elle ne me déposait plus là où elle m’avait trouvé, mais plus bas, quelque part dans l’inachevé) »

Sur la mort de Félix Arvers – « Il était poète et détestait l’à-peu-près ; ou peut-être n’était-il soucieux que de vérité ; ou bien était-il fâché que la dernière impression qu’il emportait était qu’il y eût dans le monde tant de négligence. »
Selon Claude David, « l’anecdote » « semble être tout imaginaire ». Félix Arvers est ce poète que l’on connaît presque uniquement pour son Sonnet, mis en musique par Serge Gainsbourg (« Ma vie a son secret, mon cœur a son mystère/Un amour éternel en un moment conçu »)

Sur Verlaine – « Vous ne savez pas ce que c’est qu’un poète ? Verlaine… Rien ? Cela ne vous rappelle rien ? Non. Vous ne l’avez pas distingué des autres que vous connaissiez ? Vous ne faites pas de distinctions, je le sais bien. »  

Sur Baudelaire – « Une prière de Baudelaire ; une véritable prière toute simple, faite avec les mains, maladroite et belle comme la prière d’un homme russe. Et il avait un long chemin à faire pour en arriver là, Baudelaire, un chemin qu’il a parcouru à genoux et en rampant. Qu’il était loin de moi en toute chose, peu m’étaient plus étrangers que lui ; il m’arrive souvent d’avoir de la peine à le comprendre et pourtant, quelquefois, quand, la nuit, je répétais ses paroles comme un enfant, il était, comme aucun autre, mon prochain ; il était là, tout blême, derrière la mince cloison et prêtait l’oreille à ma voix qui flanchait. Quelle étrange communauté s’établissait alors entre nous ; nous partagions tout, la même pauvreté, peut-être la même peur. » (Lettre à Lou Salomé, 18 juillet 1903)

Avant l’épisode décisif de la Salpêtrière, où l’angoisse devient si intolérable que tout le livre bascule, Malte recopie le dernier paragraphe du poème en prose de Baudelaire, « À une heure du matin ».
« J’ai là sous les yeux, dans ma propre écriture, ce que j’ai prié soir après soir. Je l’ai copié dans les livres où je l’ai trouvé, pour l’avoir tout près de moi, sorti de ma main comme si j’en étais l’auteur. »

Malte a lui-même écrit des vers et explique pourquoi ils sont mauvais : « Hélas ! les vers signifient si peu de chose quand on les écrit trop tôt. Il faudrait attendre, accumuler toute une vie le sens et le nectar – une longue vie, si possible – et seulement alors, tout à la fin, pourrait-on écrire dix lignes qui soient bonnes. Car les vers ne sont pas faits, comme les gens le croient, avec des sentiments (ceux-là, on ne les a que trop tôt) – ils sont faits d’expériences vécues. »
            « Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, d’hommes et de choses… »
« Il faut avoir le souvenir de nombreuses nuits d’amour, dont aucune ne ressemble à une autre… »
« Il faut avoir été aussi au côté des mourants, il faut être resté au chevet d’un mort, dans une chambre à la fenêtre ouverte, aux rares bruits saccadés. Et il n’est pas encore suffisant d’avoir des souvenirs. Il faut pouvoir les oublier, quand ils sont nombreux, et il faut avoir la grande patience d’attendre qu’ils reviennent. Car les souvenirs ne sont pas encore ce qu’il faut. »

            À la Bibliothèque nationale – « Je suis assis et je lis un poète. Il y a beaucoup de gens dans la salle, mais on ne sent pas leur présence. Ils sont plongés dans les livres. Ils bougent quelquefois entre les pages, comme des rêveurs qui se retournent entre deux rêves. Ah ! qu’il fait bon d’être au milieu de gens qui lisent ! Pourquoi ne sont-ils pas toujours ainsi ? Tu peux t’approcher de l’un d’eux et le toucher doucement, il ne sentira rien. Et si tu bouscules un peu ton voisin en te levant et que tu lui fais des excuses, il fait un signe de tête du côté d’où vient la voix, il tourne son visage vers toi sans te voir et ses cheveux sont semblables aux cheveux d’un dormeur. Comme cela est bon ! Et je suis assis et j’ai un poète. Quel destin ! Il peut y avoir dans la salle trois cents personnes en train de lire ; mais il est impossible que chacun d’entre eux ait un poète (Dieu sait ce qu’ils peuvent lire !). Il n’existe pas trois cents poètes. Mais vois un peu mon destin ! moi, le plus misérable peut-être de ces lecteurs, moi un étranger, j’ai un poète. Bien que je sois pauvre. Bien que mon costume, que je porte tous les jours, commence à être élimé par endroits, bien que mes chaussures ne soient pas à l’abri de la critique. »


                                                                           Frédéric Perrot - février 2019

Le puzzle du sens


Comme coupé en deux – Il a un œil exercé pour ce qu’il nomme la vanité… La vanité des autres, il la perce facilement à jour ; elle l’agace, l’irrite ou le désole ; mais sa propre vanité le coupe en deux, en ce sens que quoi qu’il fasse, il est toujours le spectateur distancié et désabusé de lui-même ; et, dans ces conditions, il lui est presque impossible de s’illusionner et de ne pas considérer avec dédain le moindre de ses actes… Or, s’illusionner est ce qu’il y a de plus humain ; et, sans quelques heureuses illusions sur soi-même, on devient à la longue incapable de quoi que ce soit.

 Une cruelle discordance – Il ressent de plus en plus douloureusement la cruelle discordance qu’il peut y avoir entre les pensées, les paroles, les écrits et les actes ; par lesquels ces pensées, paroles et écrits deviendraient concrets et « mordraient sur le réel »… Et, à l’un de ses rares amis, qui lui disait un soir qu’il était malgré tout quelqu’un d’assez révolté, il avait répondu sans aucune agressivité qu’il n’avait jamais été autre chose qu’un bavard, incapable de mettre en application, « même une » de ses grandes déclarations… Il le ressent d’autant plus douloureusement qu’il connaît quelques personnes qui vivent comme elles l’ont décidé.

« Quoi qu’il fasse, il s’abîme dans la tristesse. Sa vie est un gâchis, qu’il n’impute à personne.»

Mais le plus souvent, son esprit bat la campagne… Il se figure des ennemis, des rivaux dont le seul but est de lui nuire et avec lesquels, il entretient de violents dialogues secrets qui, pour son plus grand préjudice, se poursuivent jusque dans ses nuits et déchirent la trame de ses rêves.

Le puzzle du sens – Sur la nappe froissée, parmi les cendres, les miettes et les autres saletés, des morceaux de papier dispersés semblent seuls témoigner que la triste offensive et les efforts d’un soir, n’ont pas été purement rêvés. La main d’un même geste, comme saisie de remords, tente de reconstruire le puzzle du sens… Rapidement il renonce à cette tâche ingrate. Les mots et les phrases raturés avec rage, dénotent un état d’esprit qui l’étonne et le consterne. Une nuit à peine l’en sépare ; mais il ne veut plus rien savoir de cette page déchirée et du sombre inconnu de la veille…

          (Schiltigheim, février 2018 – Hambourg, février 2019)
                                               Frédéric Perrot 


Hambourg - février 2019

mardi 5 février 2019

dernière lecture publique

Marseille, 5 février 2015

Etait réunie ce soir-là une petite dizaine d’auteurs. J’ai lu entre autres Non sans réticence, extrait de mon recueil, Les heures captives.


Non sans réticence, je suis devenu l’homme que je redoutais d’être. Ma cage est métaphorique, mon lit n’est pas de paille ; mais je suis docile, perclus d’habitudes, derrière leurs barreaux. Les révoltes confuses de mon adolescence, je les ai retournées contre moi-même et dans cette lutte, elles ont perdu toute innocence.
Les années passant, je me suis usé, je me suis rabougri. Certes, je ne me déchire plus la chair des doigts à coups d’épingle. Par contre, je crains les cambriolages et je n’ignore plus que la monotonie est cette moitié du néant
Je ne pense pas, je pense peu, je suis une bouteille vide. Je vais à mon travail, je fais mes heures péniblement. Puis je rentre, je m’enferme dans mon appartement. Quand il m’arrive de rêver, mes rêves d’épuisé sont sordides ou fleur bleue…

Au fil du temps, j’ai accepté de n’être rien, j’ai oublié toute réticence.

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       Sur un thème semblable, Laurent Bouisset a lu « L’œuf intact », extrait de son recueil Dévore l’attente.


Adolescents
Nous étions jetés par l’été
Comme électrons

Nous étions appelés
À présumer de nos puissances

Et contenant le monde en face
Dans les rets d’un regard moqueur

Nous sentions prêts à
Piétiner la pauvre vie
Comme un seul œuf

Accroupis face à l’œuf intact
À l’âge mûr

Nous rêvons sidérés l’éclat
D’un hiver lent



                                                                                             Frédéric Perrot - Février 2019