Pour Fatiha,
« Je ne suis pas pour les adeptes », écrivait André Breton.
Pensée profonde à méditer…
Même si je le lis depuis des années avec
admiration, je ne suis pas un « adepte »
de Blanchot et je ne compte pas dans les lignes à venir, comme beaucoup de ses
épigones, mimer son style, en
accumulant sans fin les paradoxes et les contradictions…
Je voudrais seulement évoquer La folie du jour : ce petit livre
en terme de pages – vingt à peine, dans l’édition Gallimard –, mais qui plus
que Beckett ou je ne sais qui, me semble emblématique de tout ce que la
littérature peut…
La
folie du jour n’est pas un roman. C’est un récit ;
même si l’auteur répugne au « récit ».
À la rigueur, on pourrait dire que ce livre paraît de prime abord être une
autobiographie poétique et fantasmée
d’un homme qui n’est rien et qui pour la même raison pourrait être tout le
monde.
« Je
ne suis ni savant ni ignorant. J’ai
connu des joies. C’est trop peu dire : je vis, et cette vie me fait le plaisir le
plus grand. Alors, la mort ?
Quand je mourrai (peut-être tout à l’heure), je connaîtrai un plaisir immense. Je ne parle pas de l’avant-goût de la mort
qui est fade et souvent désagréable. Souffrir
est abrutissant. Mais telle est la
vérité remarquable dont je suis sûr : j’éprouve à vivre un plaisir sans limites et j’aurai à mourir une
satisfaction sans limites. »
Les grammairiens nous ont expliqué les
valeurs du passé composé. Blanchot lui donne une valeur existentielle Son style
est sec, sans retour, comme le temps qui porte ces phrases :
« J’ai erré. J’ai passé d’endroit en endroit. Stable, j’ai demeuré dans une seule chambre. J’ai été pauvre, puis plus riche, puis plus pauvre que beaucoup. »
Jean Paul Sartre avait souligné en son
temps l’importante révolution esthétique que constituait l’emploi du passé
composé dans L’étranger d’Albert
Camus. Cependant le passé composé sert encore chez Camus à relater des
événements. Chez Blanchot, il a la même valeur définitive que le passé simple
de Flaubert (« Il voyagea. ») :
« J’ai aimé des êtres, je les ai
perdus. »
Blanchot ne répugne pas au passé simple.
C’est alors l’heure des grands événements impersonnels, la seconde guerre
mondiale : « Peu après, la folie du
monde se déchaîna. Je fus mis au mur
comme beaucoup d’autres. Pourquoi ? Pour rien. Les fusils ne partirent pas. » Cette mise à mort qui ne se
produit pas pour des raisons contingentes, sera le sujet du dernier livre de
Blanchot, L’instant de ma mort.
Ce passé simple peut également avoir une
valeur rétrospective et d’outre-tombe héritée de Chateaubriand, maître en la
matière : « Avec la raison, le
souvenir me revint et je vis que même aux pires jours, quand je me croyais
parfaitement et entièrement malheureux, j’étais cependant, et presque tout le
temps, extrêmement heureux. »
Ceci dit, La folie du jour, composé de courts paragraphes dont on eût aimé en
écrire beaucoup, ne se soucie ni de grammaire, ni de cohérence.
L’autobiographie fictive se poursuit, mêlée de considérations générales :
« J’ai pourtant rencontré des êtres
qui n’ont jamais dit à la vie, tais-toi, et à la mort, va-t’en. Presque toujours des femmes, de belles
créatures. Les hommes, la terreur les
assiège, la nuit les perce, ils voient leurs projets anéantis, leur travail
réduit en poussière, ils sont stupéfaits, eux si importants qui voulaient faire
le monde, tout s’écroule. ». Et : « Mon existence est-elle meilleure que celle de tous ? Il se peut. J’ai un toit, beaucoup n’en
ont pas. Je n’ai pas la lèpre, je ne suis pas aveugle, je vois le monde, bonheur extraordinaire. Je le
vois, ce jour hors duquel il n’est
rien. Qui pourrait m’enlever cela ? »
Parfois cette autobiographie fictive se
rapproche de ce que l’on sait de l’auteur, sans doute le lecteur le plus
passionné du vingtième siècle : « Je
dois l’avouer, j’ai lu beaucoup de
livres. » Ce n’est qu’un moment, car l’essentiel se passe hors des
livres :
« Oui,
j’ai parlé à trop de personnes, cela me frappe aujourd’hui : chaque personne a été un peuple pour moi. Cet immense autrui m’a rendu moi-même bien
plus que je ne l’aurais voulu. »
Il y a tout de même un semblant de trame…
Comme chez Beckett, nous comprenons à un moment que ce que nous lisons depuis
le début est une sorte de « confession » qu’ont exigée de celui qui parle
des médecins.
Que s’est-il passé ? Pourquoi celui
qui parle se trouve-t-il dans ce que l’on imagine être un hôpital, un asile de
fous ou une prison ?
« Je
faillis perdre la vue, quelqu’un m’ayant écrasé du verre sur mes yeux. Ce coup m’ébranla, je le reconnais. (…) Le pire, c’était la brusque, l’affreuse
cruauté du jour ; je ne pouvais
ni regarder ni ne pas regarder ;
voir c’était l’épouvante, et cesser de voir me déchirait du front à la gorge.
». Et : « À la longue, je fus convaincu que je voyais
face à face la folie du jour ;
telle était la vérité : la
lumière devenait folle, la clarté avait perdu tout bon sens ; elle m’assaillait déraisonnablement, sans
règle, sans but. »
S’ensuit cette conclusion, d’une ironie
étincelante : « À mon réveil, il me
fallut entendre un homme me demander : « Portez-vous plainte ? » Bizarre question adressée à un homme qui vient d’avoir affaire
directement au jour. »
L’homme en question se montre rétif aux
sollicitations de ses médecins.
Peut-être est-il fou ? Peut-être est-il schizophrène ? Ou peut-être
n’est-il rien du tout de ce que l’on veut faire de lui ?
En tout cas, ses médecins lui reprochent
son manque de coopération : « On
me disait (quelquefois le médecin,
quelquefois des infirmières) : Vous êtes instruit, vous avez des
capacités ; en laissant sans
emploi des aptitudes qui, réparties entre dix personnes qui en manquent, leur
permettraient de vivre, vous les privez de ce qu’elles n’ont pas… »
Cette tentative de culpabilisation, assez
grossière comme tous les « sermons »
de la médecine, ne fonctionne pas. Mais cet homme, qui vaut pour tous les
hommes, comprend qu’il n’y n’échappera
pas : « J’aimais assez les
médecins, je ne me sentais pas diminué par leurs doutes. L’ennui, c’est que leur autorité grandissait
d’heure en heure. On ne s’en aperçoit
pas, mais ce sont des rois. Ouvrant
mes chambres, ils disaient : Tout
ce qui est là nous appartient. Ils se
jetaient sur mes rognures de pensée : Ceci est à nous. Ils
interpellaient mon histoire : Parle,
et elle se mettait à leur service. »
Tout finit dans le balbutiement et la
répétition mortifère : « On
m’avait demandé : Racontez-nous
comment les choses se sont passées « au juste » – Un récit ? Je commençai : Je ne
suis ni savant ni ignorant. »
Vouloir se raconter quand on y est
contraint, c’est se trahir : « Je
dus reconnaître que je n’étais pas capable de former un récit avec ces
événements. J’avais perdu le sens de
l’histoire, cela arrive dans bien des maladies. »
On voit l’immense trajet accompli en vingt
pages à peine… De ce qui pouvait être perçu comme une autobiographie volontiers
complaisante quoique fictive, on est passé à une méditation sur l’aliénation, l’angoisse
de l’enfermement, un court traité d’antipsychiatrie au terme duquel s’affirme ce
qui est au cœur de toute la pensée de Blanchot : le refus… « Un récit ? Non, pas de récit, plus
jamais. »
Frédéric Perrot – février 2019