jeudi 31 janvier 2019

Scènes de chasse (publié dans le numéro 34 de la revue Lichen, février 2019)


La chasse se poursuit
On traque tranquillement
Dans les rues et les jardins publics

On traque et on tue
Les corps tombent
Comme des feuilles

Et pour la beauté de l’ensemble
Les spectateurs à leurs fenêtres et le vent
Hurlent tant qu’ils peuvent

-----------------------------------

Une troupe de soldats
Démantèle les buissons
Poussent des cris de joie
Quand ils découvrent un corps
Qu’ils criblent encore de balles 
Pour entendre crépiter
Leurs armes automatiques

Dans le soir incertain
Tout finit en chansons
Rots d’ivrognes et hourrahs 




 Pour aller lire la revue d'Elisée Bec
 https://lichen-poesie.blogspot.com

dimanche 27 janvier 2019

Une chance à la beauté (avec une peinture à l'huile d'Eric Doussin)

Eric Doussin


             Les hommes ont un vif besoin de beauté. La beauté est ce qui les réconcilie même pour un court instant avec la vie et leur propre existence. 
           
            « La beauté sauvera le monde », dit un personnage de Dostoïevski. L’Idiot est le plus triste de ses romans et le personnage en question un phtisique à l’agonie : le pauvre Hippolyte, qui meurt à dix-huit ans.
                
Nous ne sommes pas des « victimes du devoir », nous n’en avons qu’un seul : laisser une chance à la beauté.

Je n’ai ni goût, ni talent pour la dialectique. La beauté ne se prouve pas et nous sommes parvenus à cette heure étrange, où règne la haine de la beauté. Paysages ravagés pour des raisons industrielles. Enlaidissement progressif de tout horizon. Destructions d’œuvres d’art millénaires…

Les fossoyeurs de la beauté la préfèrent artificielle… Entièrement créée par et pour l’homme. Ce n’est pas leur problème si le monde disparaît : ils ne l’ont jamais aimé.

Propos de table – « Non, non, je n’aime pas ce poète. Je l’imagine trop volontiers au volant d’un bulldozer, à crier des vers, un bâton de dynamite à la main… »

Levé tôt, j’ai repensé à toi, à tes yeux, ton visage… Toi aussi, tu semblais « disposée à l’adieu, après chaque étreinte » : « willig dem Abschied, nach jeder Umarmung » Mais il ne tenait peut-être qu’à nous de laisser encore une chance à la beauté…


------------------------------

Les mots allemands cités sont de la poétesse Ingeborg Bachmann. Traduction française Françoise Rétif. Toute personne qui tombe a des ailes. Poésie/Gallimard, 2015. 

                                          Frédéric Perrot. Janvier 2019

jeudi 24 janvier 2019

le tramway pour nulle part (avec un dessin d'Eric Doussin)



Sans y penser, il monta dans le tramway.
En cette heure matinale, il n’y avait personne à l’arrêt. Le tramway s’immobilisa à sa hauteur, les portes s’ouvrirent devant lui avec un léger sifflement et il s’y engouffra, son porte-documents sous le bras. Le tramway était vide et il s’assit au hasard. 
Après la douloureuse nuit qui avait été la sienne, il avait l’esprit brumeux et ne remarqua pas tout de suite qu’il n’y avait personne aux commandes. Il se leva d’un bond pour s’approcher de la cabine où d’habitude était assis le chauffeur : personne… Il tenta de se raisonner, mais il ne trouvait pas d’explication plausible à ce phénomène.
Le tramway poursuivait son trajet et ainsi traversa-t-il la ville d’un bout à l’autre. Parvenu au terminus, le tramway marqua une courte pause avant de repartir dans l’autre sens. Il ne s’arrêtait à aucune station.
L’heure tournait. Il sourit amèrement en songeant qu’il allait être en retard à son rendez-vous d’affaires. Le plus étonnant était que la ville ne s’animait aucunement, comme si ses habitants l’avaient désertée ou comme si ce jour-là ils avaient tous décidé de rester chez eux, cachés derrière leurs fenêtres crasseuses. À un moment, il pensa à utiliser son téléphone pour prévenir quelqu’un de sa situation, mais il dut constater que l’appareil ne fonctionnait pas.
Ainsi se passa sa première journée, puis les suivantes. Le tramway accomplissait sans fin le même trajet dans une ville déserte, abandonnée, et lui curieusement, ne souffrait ni de la faim, ni de la soif, comme si son corps réel, avec toutes ses nécessités, était resté allongé dans la chambre de son appartement.
Pour se dégourdir les jambes, il marchait de long en large. Pris d’une soudaine inspiration, il se mettait à courir, comme s’il avait été un athlète et l’allée centrale une piste… Soucieux d’occuper son esprit, il relisait sans cesse les quelques feuillets que contenait son porte-documents.
Les jours passaient. Des fleurs apparaissaient aux arbres le long des grands boulevards. Bientôt ce serait l’été accablant. Puis l’automne, puis un nouvel hiver, avec ses courtes journées et ses longues nuits…
Ne pouvant se l’expliquer, il s’efforçait de ne pas prendre sa situation trop au tragique. Tout bien considéré, il était à l’abri des aléas du climat, dans ce tramway, dont la tranquille et silencieuse avancée souvent le berçait. Il posait alors la tête contre la vitre et fermait les yeux. Il désirait rêver, jamais il ne rêvait.
Les années passant, il peinait à se souvenir de sa vie antérieure. Toujours il était ramené à sa situation présente. Ce qui le rongeait, c’était sa solitude. Si au moins, il avait pu même une fois apercevoir un autre visage, un autre être ou même un animal… Avec quelle joie il eût accueilli l’apparition d’un chien clopinant sur le trottoir ou celle d’un chat guettant en silence sa proie sautillant parmi les branches… Mais il était selon toute apparence le seul être vivant dans cette ville, à travers laquelle le tramway pour nulle part, comme il l’avait nommé, continuait son trajet immuable. 

Lui, il vieillissait malgré tout. Tout son être se ratatinait. Il n’éprouvait plus le besoin de se dégourdir les jambes ou d’occuper son esprit et assis, recroquevillé dans un coin, il attendait l’heure de sa délivrance.



                                               (mars 2013, Marseille – janvier 2019, Schiltigheim)
                                                                                        Frédéric Perrot

dimanche 20 janvier 2019

de tous ses oripeaux


                Pour toi, Birte


Nous avons dévêtu le jour
De tous ses oripeaux

Nous allons en silence
Par les rues incertaines

Nous rêvons de constance
Notre marche est sereine

Nous promenons au jour
Le souvenir de nos peaux

------------------------------

D’autres brûlent d’impatience
Rêvent de cris et de pleurs

Leur vie les insupporte
Il faut qu’un autre meure

Leur cœur de haine déborde
Ils tueront au besoin

------------------------------

Nous allons en silence
Nous rentrons nous aimer

Nous apprendrons demain
La nouvelle hécatombe…



            Ce poème écrit en mars 2015 appartient au recueil inédit Mosaïques contemporaines. Il m’a été en partie inspiré par une remarque du bon Dominique A, qui avouait sa gêne de chanter des chansons d’amour romantiques (Au revoir mon amour) en cette période d’attentats. Ceux contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher avaient eu lieu deux mois plus tôt. Nous ne savions pas que le pire était encore à venir. Frédéric Perrot.




Source Image : Comment certains vivent

vendredi 18 janvier 2019

tout est neige

Tout est neige… Nous marchons depuis des heures, mon guide et moi. À chacun de nos pas, nos skis s’enfoncent, nous avançons si péniblement, si lentement. Le vent est glacial sur le pont étroit où nous nous sommes engagés, une ancienne voie de chemin de fer – à cette hauteur ? pour quel train ? –  suspendue dans le vide, au-dessus des eaux bleues et sombres d’un lac.

À un moment, je me sens faiblir. Mon guide se retourne vers moi, dans le vent, la neige qui tourbillonne, je n’entends pas ce qu’il me crie, je sais que nous devons absolument rejoindre l’autre extrémité du pont, c’est là que se trouve le refuge où nous pourrons dormir un peu : il me l’a assez dit et avec un geste d’impatience, il m’encourage à avancer encore.

Tout est neige...
Je suis à bout de forces, je voudrais lui crier de m’attendre, mais déjà sa silhouette s’estompe et il me laisse seul, quelque part sur ce pont, enfoncé dans la neige jusqu’aux genoux, m’affaissant encore sous le poids de mon équipement, seul et perdu dans cette nuit bleue et sombre.


                            Ce texte est inspiré d’un rêve et d’un manga de Jirô Taniguchi.
                                   Frédéric Perrot.



Jirô Taniguchi, "L'Homme de la toundra"

mercredi 16 janvier 2019

Le nom du chien

                                                 Pour Irina,

C’est mon anniversaire. Nous sommes assis autour d’une table, dans un jardin. C’est le soir. Il y a là quelques amis et parmi eux, sans que cela m’étonne, Cioran, le philosophe. Il porte une impeccable chemise blanche, il est très élégant et ressemble à l’image que l’on se fait d’un aristocrate de la vieille Europe. Il ne dit mot et paraît perdu dans ses pensées. Quelqu’un connaissant mes goûts, m’a offert un petit chien blanc, taché de noir, avec lequel je joue, il court dans tous les sens et il est le seul élément vivant de la scène : car figés, silencieux, nous semblons, nous les humains, les personnages d’un dessin au crayon. À un moment, je songe qu’il faudrait donner un nom à mon nouveau compagnon et en riant, je lance l’idée qu’on lui donne celui de notre illustre convive roumain. Un chien doté du nom d’un philosophe : voilà qui aurait de l’allure ! De façon tout à fait inattendue, Cioran en comprenant ce que je viens de dire, éclate en sanglots… Il est étrange de voir un vieillard pleurer et je me sens un peu gêné. Ma compagne, avec son bon sens habituel, me souffle à l’oreille une phrase idiote. Je lui explique que s’il a souvent écrit sur le suicide comme Schopenhauer, son maître, Cioran ne s’est pas tué. Il est mort à plus de quatre-vingts ans de la maladie d’Alzheimer et ses derniers mois ont été horribles. Il ne reconnaissait plus personne et quelqu’un lui ayant apporté un jour un bouquet de violettes, il avait souri, croyant que cela se mangeait. Je ne prononce pas véritablement ces phrases dans le rêve : elles sont comme des commentaires du narrateur dans un roman… Je me retrouve seul avec Cioran, sur un chemin de montagne. L’histoire du chien oubliée, je l’aide à marcher et je l’écoute parler. Il évoque la Roumanie, ce pays qu’il a renié et quitté. Il se dit désespéré à l’idée d’y retourner : il ne voudrait à aucun prix y retourner, il répète plusieurs fois cette expression et je remarque alors qu’il parle le français sans l’accent valaque qui était le sien et qui à chaque fois qu’il ouvrait la bouche, trahissait « ses origines ». Je tente de le rassurer à ce propos. Personne ne songe à le ramener de force en Roumanie… Au moment où nous disparaissons dans la nuit, je me réveille.
                                  

                 Le texte a été écrit en août 2013. 
                 C’est ici une version retravaillée. Perrot Frédéric


Cioran 

lundi 14 janvier 2019

deux poèmes (avec un dessin de Jimmy Poussière)




Comme si elle était une

On parle toujours de la solitude
Comme si elle était une
Il en est de toutes sortes

La solitude du célibataire
N’est pas celle de l’amant conquis
Qui n’est pas celle du vieil homme
Dont le temps est compté

Qui n’est pas celle du père
Qui comprend un jour
Qu’il n’a jamais aimé
Ses imbéciles de fils

Qui n’est pas celle de l’artiste
Qui n’est pas celle de l’ivrogne
Libre de tituber
Sur le bord des trottoirs

Qui n’est pas celle du raté
Qui n’est pas celle de la femme
Qui pleure
Dans la chambre voisine

-------------------------------

Thérapie

J’ai répété
Je ne sais combien de fois au médecin
Que je ne voulais pas être
La conscience malheureuse de ce temps

J’en avais assez d’être celui
Qui dans l’indifférence générale
Annonce les mauvaises nouvelles
Et gâche un peu la fête

J’en avais assez d’endosser
Le rôle ingrat du prophète de service
Dont les discours visent mais en vain
À sortir les êtres de leur torpeur

Le médecin m’a remercié
M’a fait signer mon chèque
Et m’a indiqué l’heure
Du prochain rendez-vous

Ma thérapie suivait son cours –

Et peut-être qu’un jour
Je serais sauvé !


            
Les deux poèmes ont été écrits à l’été 2013. Ce sont ici des versions remaniées. Frédéric Perrot

vendredi 11 janvier 2019

Le célèbre imperméable bleu (traduction de Leonard Cohen)


        


          Famous blue raincoat se trouve sur le troisième album de Leonard Cohen, Songs of love and hate.


Il est quatre heures du matin, fin décembre. Je t’écris seulement pour savoir si tu vas mieux. New York est glacé mais j’aime où je vis. Toute la soirée il y a de la musique sur Clinton Street. J’ai entendu dire que tu construisais ta petite maison dans le désert. Tu vis pour rien à présent. J’espère que tu tiens une sorte de journal de bord. Oui, Jane est venue avec une boucle de tes cheveux. Elle a dit que tu la lui avais donnée la nuit où tu avais décidé de partir. Es-tu jamais parti ?

La dernière fois que nous t’avons vu tu avais bien vieilli. Ton célèbre imperméable bleu était déchiré à l’épaule. Tu étais allé à la gare attendre chaque train et tu es rentré chez toi sans Lily Marlène. Et tu as traité ma femme comme un pétale de ta vie. Quand elle est revenue elle n’était plus la femme de personne. Et je te revois avec une rose entre les dents, un mince voleur gitan… Ah, je vois que Jane est réveillée. Elle te salue.

Et que puis-je te dire mon frère, mon assassin ? Que puis-je vraiment dire ? Je suppose que tu me manques. Je suppose que je te pardonne. Je suis content de t’avoir connu. Et si jamais tu repasses par ici pour Jane ou pour moi, je veux que tu saches que ton ennemi est endormi et que sa femme est libre. Et je te remercie pour le trouble que tu as ôté de ses yeux. Je pensais qu’il y était pour toujours, et je n’avais pas essayé.

Oui, Jane est venue avec une boucle de tes cheveux. Elle a dit que tu la lui avais donnée la nuit où tu avais décidé de partir.

Sincèrement, L. Cohen.



Pour écouter Famous Blue Raincoat
https://youtu.be/qNM2YE2OE70?si=utiDbZNmW_lfJgVY

                                                                                                    Frédéric Perrot

mercredi 9 janvier 2019

une mère et son enfant (accompagné d'un dessin de Jimmy Poussière)



Me suis-je souvenu ?
Equivoque l’été passa.
Nue, l’enfant soupirait
D’aise à la pensée d’une limonade.

Irritée et l’épiant à la dérobée,
Agathe, sa mère et rivale,
Ne sachant que dire,
Tremblait d’impatience.

Un homme venu du jardin,
Négligeant la mère,
Se pencha vers l’enfant,

Mendiant à demi-mots,
Orages, tempêtes et tant de
Tendresses que celle-ci s’offensa.

Bousculant l’homme,
Agathe, blême de colère,
Mains tendues,
Se jeta sur la scélérate.

Et quand le corps glissa,
Elle se sentit respirer enfin
En cet été étouffant.



                                                                            Frédéric Perrot - Janvier 2019

samedi 5 janvier 2019

approches du découragement (publié dans le numéro 33 de la revue Lichen, janvier 2019)


                                               Si seulement nous avions
 Le courage des oiseaux
                                 Qui chantent 
                                 Dans le vent glacé
                                                                               Dominique A
                                                          

            « Les nés-fatigués me comprendront », écrivait drôlement un poète. Pour sa part, il n’irait pas jusqu’à dire qu’il est « né-découragé », mais presque…

            Il arrive qu’on se « laisse aller » au découragement, certes… Mais ce n’est pas un sentiment superficiel ; et ce n’est pas un abus de langage que de parler de découragement profond.

La fatigue d’exister – « … si las d’être las, de laisser les jours s’émietter dans le désœuvrement, de manquer de goût pour tout, de ne sentir que le seul découragement s’approfondir… »

Tout peut décourager, à commencer par cette « aveugle volonté de vivre », au sujet de laquelle un philosophe allemand a écrit un fort volume, lui-même décourageant…
« Mais il est temps de t’inquiéter, quand même le chant des oiseaux te semble obstiné et absurde… »

Les petites affaires humaines ont cette particularité de rendre le découragement amer... « Et c’est bien pour ne pas verser dans le cynisme, qu’il faut les considérer de loin et leur refuser tout sérieux…»

Plus proche du microbe que de l’étoile. – «… oh, c’est peut-être le seul effet bénéfique du découragement, que de nous donner parfois quelques vagues aperçus métaphysiques ! »

Rire de soi-même est un viatique. – « Et tu es quasiment sorti d’affaires, quand tu parviens à considérer ton propre découragement avec distance et ironie. »

« Qu’as-tu fait aujourd’hui ? » – « J’ai noté quelques phrases rapides sur le découragement, ce qui m’a permis de le surmonter pour un moment… Jusqu’à la prochaine fois. » 



pour écouter la chanson de Dominique A
https://youtu.be/zixyCMlT4TY

pour aller lire la revue d'Elisée Bec
http://lichen-poesie.blogspot.com

Sur le découragement : « Il ne faut jamais dire par jeu que l’on est découragé, parce qu’il peut arriver que nous nous prenions au mot.» (Cesare Pavese, Le métier de vivre)