jeudi 19 octobre 2017

Comme subjuguée (d'après une encre d'Eric Doussin)




Dès qu’ils ont le dos tourné
Elle leur fausse compagnie
Pour s’aventurer dans la forêt

Elle ne veut ni se perdre
Ni les effrayer
Son désir est plus indépendant

Elle veut seulement aller
Où ses pas l’emportent
Comme subjuguée…

Elle les a tous oubliés
Elle a oublié qu’une personne de son âge
Ne se risque pas seule dans une forêt

Au vrai elle a oublié jusqu’à son âge
Et appuyée sur son vieux bâton
Elle poursuit une image

Peut-être la jeune fille qu’elle a été
Peut-être l’homme qu’elle a aimé
Peut-être un tout autre rêve – nul ne sait…

Dès qu’ils ont le dos tourné
Elle leur fausse compagnie
Tellement heureuse d’aller dans la forêt…


                        
                                          Frédéric Perrot

mercredi 18 octobre 2017

le malentendu (extrait accompagné d'un dessin d'Eric Doussin)



Lorsque je n’en peux plus d’être le bourreau de moi-même et de chercher en vain ce que j’ai pu faire pour mériter cela, je sors dans le quartier, je marche un peu – Comme si je pouvais ainsi me libérer de moi-même, égarer au hasard des rues les questions insolubles et douloureuses qui me harcèlent sans cesse…
Mais non, rien n’y fait, ces sorties ne me sont d’aucun bénéfice, d’aucun secours, je suis nerveux, anxieux, fébrile ; et je ne reste jamais longtemps hors de l’appartement…
Il faut que j’y retourne, il faut que j’y retourne au plus vite, je ne sais précisément ce que je crains ou espère, mais il faut que j’y retourne, il faut que j’y revienne au plus vite et déjà, ayant même oublié que je suis sorti, comme un automate dont le mécanisme s’affole, je reviens en courant, en courant à perdre haleine et sans rien voir, et déjà je gravis quatre à quatre les marches de l’escalier, et déjà je me jette sur la porte de l’appartement pour l’ouvrir avec des gestes nerveux…
Et je suis tout étonné de me retrouver hors d’haleine au milieu du vaste salon vide et silencieux comme de toute éternité… Rien n’a changé ; le salon est vide, la porte de la chambre me demeure fermée : et c’est comme si notre histoire était une fois pour toute écrite, c’est comme si rien – ô douleur – ne devait plus jamais changer…

Ce devait être le quatrième ou le cinquième jour, j’ai voulu tendre un piège à Louise, j’ai fait semblant de sortir et je suis resté devant la porte de l’appartement, l’oreille tendue, attendant, attendant que quelque chose se produise… Je n’ignore pas que Louise profite de mes absences pour se nourrir, aller aux toilettes, éventuellement passer sous la douche ; enfin tout ce qu’une personne fait et doit faire, tout ce que son corps lui impose… Et ce jour-là, j’attendais impatiemment d’entendre la porte de la chambre s’ouvrir et tel un chien de garde aux aguets, je devais avoir l’air bien ridicule : l’oreille tendue, piaffant d’impatience devant la porte de mon propre appartement… Je ne sais si quelqu’un me vit ; pour ma part je ne vis personne… Enfin, la porte de la chambre s’ouvrit et ce que j’entendis alors me confondit plus que tout le reste : dans le silence de l’appartement vide, Louise chantait, oui, dans le silence de l’appartement vide, vide de moi, Louise chantait et sa voix claire s’élevait joyeusement ; et c’était comme si elle s’enivrait de son propre chant, c’était comme si sa voix ravie et enchantée de sa propre clarté ne devait plus cesser de s’élever vers des hauteurs et des cimes de ravissement pour moi inaccessibles… Oui, elle chantait, elle chantait comme une jeune fille heureuse qui s’abandonne au pur plaisir de chanter ; et de l’entendre chanter, s’abandonner à cette joie pour moi écœurante, s’abandonner à cet insolent bonheur – comme si plus rien n’existait en ce monde que son chant…–, me désespéra plus que tout le reste…
Et je demeurais, béant, devant la porte... Et je ne fis rien, je ne fis rien d’autre que rester devant cette porte, béant et abattu… L’idée de surprendre Louise avait simplement disparu… L’idée de tendre un piège à Louise s’était simplement évaporée…
Car, dois-je le dire, de même que je n’avais jamais vu Louise écrire, de même jamais jusqu’à ce jour je ne l’avais entendue chanter…


Le texte est un extrait d'une nouvelle écrite en 2005, Le malentendu
                                        Frédéric Perrot

mercredi 11 octobre 2017

Natures mortes



    Nos vieilles vanités ont été retirées de leurs cadres. Des objets transis, pâles et maladifs hantent nos appartements où nos reflets étonnés se frôlent et se fuient… Dans la lumière aseptisée des lampes au néon, un crâne de plastique rose contemple les croisées, tandis qu’un vain napperon en osier s’étale sur un meuble de formica où trône un bouddha de pacotille. Des fleurs artificielles ternissent dans des vases d’un goût douteux alors qu’un calendrier aux charmes pompiers qui représente un chaton vautré dans une couverture blanche et jaune est accroché au papier peint hideux du mur ; élégant parmi des cartes postales figurant des couchers de soleils, des cathédrales et des touristes égarés entre d’autres présentoirs. Des magazines glacés aux clichés criards d’une vulgarité sans égale ont remplacé les vieux grimoires poussiéreux sur l’accoudoir d’un divan de moleskine que recouvre une espèce de drap à carreaux rouges et noirs. Las, tout un fouillis de produits de beauté et d’ustensiles de cuisine compose un laborieux capharnaüm sur le bord prétentieux d’une armoire que surplombe gaiement une authentique poubelle de table de Vallauris.

Le texte est extrait du recueil autoédité Les heures captives (décembre 2012). Frédéric Perrot

mardi 10 octobre 2017

aidez les vieux (traduction du groupe Pulp)

Aidez les vieux

Aidez les vieux
À  une époque ils ont été comme vous
Buvant, fumant des clopes et reniflant de la colle
Aidez les vieux
Ne vous contentez pas de les mettre dans un hospice
Car ils n’auront aucun plaisir à se retrouver entre eux
Tendez-leur la main, si vous pouvez
Aidez-les à se détendre
Donnez-leur de l’espoir et du réconfort
Car ils sont en bout de course

Refrain

En attendant nous essayons
Essayons d’oublier que rien ne dure éternellement
Ce n’est pas grave, donnez-nous juste une sensation
Amusant comme tout fout le camp
Quand l’as-tu réalisé pour la première fois ?
Quand tu as pris un amant plus vieux que toi
Qui t’a appris des trucs, malgré son air grossier
 Amusant comme tout fout le camp…

Aidez les vieux
Car un jour vous serez vieux également
Vous pourrez avoir besoin
De quelqu’un qui vous soutienne
Et si vous regardez attentivement
Derrière ces rides sur leurs visages
Vous verrez où vous allez
Et c’est un lieu bien solitaire… 

(Refrain)

Tu peux te teindre les cheveux
Mais il est une chose que tu ne changeras pas
Tu ne peux pas échapper à toi-même…

En attendant nous essayons
Essayons d’oublier que rien ne dure éternellement
Ce n’est pas grave, donnez-nous juste une sensation
Amusant comme tout fout le camp
Quand l’as-tu réalisé pour la première fois ?
Quand tu as pris un amant plus vieux que toi
Qui t’a appris des trucs, malgré son air grossier
 Amusant comme tout fout le camp

Alors aidez les vieux…

La chanson Help the aged se trouve sur l'album This is hardcore (1998)
Pour écouter la chanson 


samedi 7 octobre 2017

Une promenade au cimetière est une leçon de sagesse (Cioran)

« Quand je vois des amis, mais aussi des inconnus qui passent par des moments de détresse, de désespoir, je n’ai qu’un conseil à leur donner : « Allez vingt minutes dans un cimetière et vous allez voir que votre chagrin ne sera certes pas éteint, mais presque dépassé (…) C’est beaucoup mieux que de voir un médecin ; il n’y a pas de médicament contre ce genre de douleur, mais une promenade au cimetière est une leçon de sagesse, presque automatique.» (Cioran, entretien avec Michael Jakob, 1988, in Cioran Œuvres, Quarto Gallimard)

        
Cimetière de Schiltigheim

Une autre quarantaine

UNE AUTRE QUARANTAINE…
{FRÉDÉRIC PERROT}
                                                                                  

1 – Il était citoyen d’un monde où les animaux s’exprimaient comme des savants et les hommes comme des bêtes.

2 – Obstinément, ce qu’il détruisait d’un côté, il le reconstruisait de l’autre à l’identique.

3 – Il était un artiste habile. Il jonglait avec du sable…

4 – Il écrivait des lettres longues comme des rêves ; non pour séduire la personne à qui il s’adressait en apparence, mais pour la tenir à distance.

5 – Les aveux les plus pénibles lui venaient spontanément, comme au fil de la plume. Il était de ces écrivains qui ne conçoivent pas qu’on puisse écrire pour ne rien troubler ou ne jamais mettre personne dans l’embarras. 

6 – Il cherchait l’amour et chaque femme lui répondait : « Que ferais-je d’un homme, qui n’est ici que toléré ? »  Étant d’une excessive timidité, il se retirait sans rien dire. L’amour est toujours un peu trop collet monté.

7 – Sa solitude avait des dents et des griffes. Son silence bruissait de cris. La peur était la couleur de son imaginaire.

8 – Se révolter n’est pas pousser des hauts cris ou porter en public le masque de l’indignation. Il était calme et impassible. Assis à sa table de travail, il supportait sans sourciller les assauts d’un monde hostile. Il se plaignait seulement parfois de ses maux de tête et de son sommeil troublé. Un moment, il plaça de grands espoirs dans l’aspirine.

9 – Il était d’une sobriété exemplaire. Il ne supportait ni le tabac, ni les relents de bière dans l’haleine de son père. L’ivrognerie devait lui sembler une manie allemande, une manie de bouchers sanguinaires. Son ivresse était d’un autre ordre.

10 – Un artiste n’est pas toujours conscient de ce qui l’amoindrit. Il détestait la musique. Il la ressentait comme une menace… Or, rien ne devait mettre en péril les fragiles harmoniques de son monde intérieur.

11 – Ses récits avaient l’étrangeté du rêve, sans en avoir le débraillé.

12 – Il se cognait le front contre des murs invisibles, qui n’existaient que dans son esprit. Mais la douleur était bien réelle…

13 – Il était l’épi de blé, non la faux qui le coupe. La punaise, non la botte qui l’écrase.

14 – On peut juger préférable de ne pas se réveiller, que de se réveiller une fois de plus dans les cris de son père.

15 – Son plus grand tourment était son excessive sensibilité au bruit. Son invraisemblable famille, la jeune fille qui prenait des leçons de piano dans l’appartement voisin, le canari qui dans sa cage sifflotait sans discontinuer, la ville et l’univers tout entier, le mettaient donc à la torture…

16 – Ne supportant ni le mensonge, ni l’injustice, sa situation en ce monde était des plus délicates. Il s’y sentait aussi à l’aise qu’un végétarien invité par erreur dans un banquet où se trouvent réunis tous les bouchers du pays.

17 – Il s’était construit une forteresse pour se protéger du monde. Une fois l’œuvre achevée, il dut comprendre à son corps défendant qu’il en était aussi le seul prisonnier.

18 – Il n’était pas modeste, il était humble. Le long exercice de l’écriture rend humble. Les faiseurs de livres n’en savent rien.

19 – Il n’ignorait pas, comme l’avait écrit un illustre prédécesseur, que la peur est la malédiction de l’homme. Mais peut-être faut-il plus craindre encore ceux qui ne connaissent pas la peur ou prétendent ingénument ne pas avoir peur, de la mort par exemple… Cela ne révèle sans doute que leur manque d’imagination.

20 – De toute sa vie, il ne pleura que fort peu. Il ne connaissait pas le secours, le soulagement des larmes.

21 –  Il est cruel et douloureux de voir le monde et les hommes sans aucun voile. Beaucoup préfèrent détourner les yeux.

22 – Il était un innocent, que le monde rendit coupable. Mais contrairement à beaucoup, il en tira toutes les conséquences et inventait au fil des pages mille façons astucieuses de se torturer. Parmi son héritage : des idées de supplices insensés… 

23 –  Il était le lieu d’un combat singulier : esprit hérité des Lumières,  il était aux prises avec des puissances obscures, des démons, des fantômes que la raison néglige ou ignore…

24 – Le cauchemar est l’une des formes de la lucidité.

25 – Le seul principe pour concevoir un labyrinthe est qu’une vie entière ne doit pas suffire pour en sortir.

26 – Un oiseau en cage dont par un excès de brutalité, on a brisé les ailes.

27 – La petite fille en pleurs dans un jardin public de Berlin, parce qu’elle a perdu sa poupée… Pour la consoler, pendant plusieurs semaines, le vieil homme malade qu’il était devenu écrivit des lettres où la poupée racontait à la petite fille sa  vie nouvelle dans le pays lointain où elle était partie. La petite fille rassurée sur le sort de sa poupée bien-aimée, l’oublia peu à peu et les lettres prirent fin. L’histoire est véridique ; contrairement à bien d’autres…   

28 – Une femme qui l’a aimé parle de son raffinement intellectuel sans compromis et presque terrifiant ; une autre de son incapacité à accepter la moindre compromission.
Ces deux témoignages valent mieux que toute une bibliothèque sur le sujet. Une femme amoureuse ne ment pas et ne dit que l’essentiel. Le reste est bavardage.

29 – Vivre, c’est se compromettre. Il dut donc mourir relativement jeune.

30 – Pire que la solitude est l’absence de toute possibilité d’être seul.  Un monde de la promiscuité, un monde de voyeurs lubriques et dans lequel la vie privée est un concept de bourgeois compassé.

31 – L’affreuse machine à torturer qu’il décrit dans l’un de ses récits est un exemplaire unique et un seul condamné peut y être mis au supplice – c’est une grave perte de temps… Des esprits plus efficaces inventeraient bientôt le supplice à la chaîne, la mise à mort industrielle.

32 – Le pouvoir te laisse le loisir de discuter sans fin à son  propos ; ce bavardage ininterrompu ne lui nuit en aucune façon ; il est même une des formes de ton asservissement. Le pouvoir ne désire que ton obéissance…

33 – Les méfaits de l’obéissance aveugle : combien de millions de morts au vingtième siècle pour en témoigner ?

34 – Le pouvoir peut faire attendre indéfiniment. Or, une vie humaine n’est guère plus longue que le trajet de la feuille qui se détache de l’arbre et tombe.

35 – Ce que le pouvoir ne pourra jamais empêcher : que l’on rie de lui, et même d’un rire irrépressible…

36 – Il est infiniment troublant que les cauchemars d’un seul puissent devenir la réalité plausible de millions d’autres.

37 – À de rares exceptions près, on quitte sa famille toujours trop tard. Et la quitter ne veut nullement dire s’en libérer.

38 – L’essentiel : avec obstination, patience, il écrivit pendant d’interminables nuits et parfois à l’aube, son travail accompli, il n’en était pas mécontent.

39 – Si la fameuse et pénible lettre dont il ne sera pas question lui avait été remise, il est fort vraisemblable que son père ne l’aurait pas lue, comme tous ses autres écrits…Cette lettre jamais parvenue à son véritable destinataire et que tout le monde peut lire est une belle métaphore de la révolte des fils, qui demeure inaperçue…

40 – Ecœuré par la ville qui l’avait vu naître, désireux de ne pas s’y enterrer vivant, un soir il partit pour un long voyage en train. Tout se serait sans doute bien passé, si dans le pays lointain où il allait et dont le gouvernement désirait se mousser, au lieu de construire la plus monumentale des gares – susceptible même de faire passer celle de New York pour une niche de chien ! – on avait au préalable songé à installer les rails nécessaires pour s’y rendre. Lui ne se rendit compte de rien : il s’était assoupi et son rêve de vie nouvelle s’acheva dans un fracas de ferraille. 

41 – C’était une belle après-midi. Il s’endormit dans une chaise longue et rêva qu’un chien lui léchait le visage. Il se réveilla avec un mouvement de frayeur et se rassura : ce n’était que l’une des infirmières du sanatorium qui essuyait la sueur de son front. Il lui sourit ; mais comme tout homme, il eût préféré être consolé que rassuré.

42 – Il avait tracé les quelques mots de son testament dans la neige devant sa maison. À sa mort, des voisins indélicats s’emparèrent de la maison pour la mettre à sac. Quant à son testament, il avait disparu avec les beaux jours. 


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Né en 1973 à Nancy, Frédéric Perrot est professeur de français.
Auteurs de prédilection : Dostoïevski, Gombrowicz, Baudelaire…


 Texte publié dans le numéro 5 de la revue défunte de Bernard Lherbier, Népenthès, 
 et retrouvé sur Internet. 


Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? (Philip K. Dick)



Note extraite de mon Journal, 20 avril 2017 (sur Blade Runner)

20 avril – J’ai relu, lors de mon trajet aller, Blade Runner de K. Dick. Un bon roman de l’auteur, très différent du film de Ridley Scott – un chef-d’œuvre – où il s’agit une fois encore de définir la spécificité humaine – La compassion… Toutes les espèces animales ont disparu, suite à une guerre nucléaire ; et, sur la surface irradiée, mortifère de notre planète, ne vit plus qu’une population restreinte de losers, dont les « spéciaux ». Les premiers, les losers, dont le personnage principal, ne peuvent émigrer vers les colonies – qui ne sont que de tristes eldorados interstellaires – pour des raisons économiques ; les seconds, parce qu’ils sont malades, génétiquement atteints. Pour tous, les animaux sont des objets de culte, des fétiches. Posséder un animal est le plus grand luxe (un Argus en fait foi !) et il existe des animaux « fabriqués » en guise de compensation. Le personnage principal possède ainsi un décevant mouton mécanique qui broute mécaniquement sur le toit de son immeuble. L’autre population est celle des « androïdes » rebelles, les « répliquants » dans le film de Ridley Scott, qui par leur intelligence sont supérieurs aux pauvres déchets humains ; mais à qui dans le film, il manque l’imagination et dans le roman, la compassion, le propre de l’homme selon K. Dick. 


                                                                                    Frédéric Perrot

mardi 3 octobre 2017

Il faut regarder la bête en face (sur Nouveaux Délits, numéro 58, spécial Guatemala)



Le numéro 58 de la revue de Cathy Garcia, Nouveaux Délits, ouvre ses pages à quatre poètes du Guatemala, présentés et traduits par Laurent Bouisset. Quatre poètes : deux femmes, deux hommes. Belle parité ! Il semble également que l’on puisse parler d’une même génération, les quatre poètes étant sensiblement du même âge.
Dans son édito, Laurent Bouisset nous précise que le Guatemala a le triste privilège d’être l’un des pays les plus dangereux du monde. Il sera donc beaucoup question de « l’humain face au pire » et d’une poésie exempte de cette « manie formaliste et hermétique de jouer sur la langue en permanence, en oubliant que la langue, c’est la vie ». Pour les avoir lus dans Realpoetik ou ailleurs, on connaît les arguments de Laurent Bouisset contre la poésie qui s’écrit ici, en France, dans cette noble patrie littéraire prétendue, qui a charitablement « réhabilité » son plus grand poète,  un certain Charles Baudelaire, un siècle après l’avoir condamné dans une cour d’assises. À en croire Laurent Bouisset, les quatre poètes présentés dans ces pages ne sont pas spécialement menacés par les récompenses ou le prix Nobel ; idée amusante, si l’on songe que les deux derniers prix Nobel français (Le Clézio, Modiano) sont des écrivains surfaits, embarrassants et à plus d’un titre provinciaux ; les vivats cocardiers que l’on a entendus en ces occasions ne se justifiant pas du tout…
Ce que je veux dire par ce détour un peu long, c’est que la carte du monde poétique n’a sans doute guère à voir avec les cartes de la géographie officielle et l’importance supposée des nations. Laurent Bouisset en est convaincu. Partons donc en sa compagnie à la rencontre du Guatemala !

Je crois que parmi les quatre poètes présentés, la première, Regina José Galindo, est celle qui retiendra le plus immédiatement l’attention. Sa poésie est rageuse, violente, convulsive. C’est une poésie de refus (« Je me refuse à penser/que c’est un pays pour les hommes »), marquée par la guerre et portée par un féminisme frémissant. Face à la violence de ce qu’un sociologue nommait « la domination masculine », il s’agit pour Regina José Galindo de se réaffirmer en femme « toute puissante » et de n’être pas une « femme soumise/encore moins au foyer » ; ce goût de la liberté, ayant ses risques, acceptés : « Je ne sortirai pas dans la rue vêtue en homme pour éviter le danger /et je n’arrêterai pas de sortir ». Ou plus terriblement : «  Je ne me priverai pas d’alcool dans les fêtes pour ne pas mériter mon viol/et je n’arrêterai pas de boire ».
Ces lignes m’ont fait songer à ce que pouvait écrire il y a quelques années Virginie Despentes dans son essai King Kong Théorie, où des idées semblables, scandaleuses peut-être pour des esprits plus prudents, se trouvaient exprimées. En résumé : pourquoi les femmes devraient-elles rester chez elles, ne pas sortir, ne pas marcher dans les rues, ne pas porter des jupes courtes si elles en ont envie, ne pas boire, fumer, danser, flirter, et cela sous prétexte que les prédateurs rôdent et que le risque est trop grand ?
Il me semble ces deux auteurs nous disent chacune à leur manière cette vérité importante : la liberté des femmes fait toujours peur.  
J’aurais quelques réserves personnelles sur la poésie de Régina José Galindo, qui par moments me semble un peu trop forcenée et d’une outrance problématique ; mais la critique « dialectique » si je puis dire – thèse, antithèse, synthèse – n’est pas mon propos ! Passons à la suite.

On retrouve chez le second poète, Luis Carlos Pineda, une même qualité de refus et l’ombre portée d’une guerre, d’un « génocide » qui a ensanglanté le Guatemala dans les années quatre-vingt du siècle précédent ; cela en particulier dans le beau poème consacré à la « nostalgie » et ce qu’elle peut avoir de dangereux et de mortifère ; quand elle est par exemple celle de « la légalité sinistre » ou celle « des dictateurs ». L’ironie probable des deux derniers vers (« Dis-moi quelle est ta nostalgie/Et je te dirai qui tu es ») ne doit pas nous tromper ; toutes les nostalgies ne se valent pas et la nostalgie peut être une prison : « Ils veulent nous enfermer dans la nostalgie/Pour continuer à profiter de l’ignorance »
Un autre point commun entre ces deux premiers auteurs me semble être une certaine crudité dans l’évocation du sexe ou plus précisément de l’érotisme pour Luis Carlos Pineda : « La jeune femme se caresse/avec les draps sales ». Cela n’est pas forcément le plus neuf, car on connaît également de ce côté-ci de l’Atlantique quelques poètes et poétesses dont les œuvres complètes se réduisent « à l’enregistrement de leurs orgasmes effectifs ou inventés », pour reprendre une expression de cet aimable sceptique qu’est Cioran. Il me semble qu’un peu plus de légèreté, d’humour, de distance s’imposeraient dans ces domaines. Cela n’est qu’un goût personnel et n’enlève rien à la beauté de ce « corps inconscient » qui « bouge/d’une manière quasi imperceptible » et dont « la cadence désigne » au poète « un cours/humide, tiède et anxieux ».
Mais laissons Madame rêver et passons à la suite ! Car le plus important à mon sens est encore à venir.

Quelques-uns des plus beaux textes de ce numéro 58 sont en effet selon moi à porter au crédit du troisième auteur, Julio Serrano Echeverria.
Le premier que je prendrai la liberté de nommer « Il faut regarder la bête en face », puisqu’il n’a pas de titre, m’apparaît comme un utile rappel à la lucidité. Les poètes, dont on fait un peu naïvement tant de cas, comme s’ils étaient une sorte d’humanité à part – certains en sont même convaincus ! –  ne sont que des êtres parmi d’autres êtres et souvent ne valent pas mieux qu’eux : « il n’y a pas de mérite/à se regarder dans un miroir/et découvrir qu’on est une bête ». Ou plus justement encore : « il faut regarder la bête en face/il faut l’appeler par son nom/ce qui vient de se dérouler d’abject ici/tu aurais très bien pu y prendre part/ pas forcément du côté de la victime ». Donc, même si cela est déplaisant, « il faut se regarder soi-même en face », car chacun a « ce potentiel » en soi, d’appuyer sur « la gâchette » ou « l’accélérateur », de laisser d’un mot libre cours à « la bête ». Le plus étrange dans ce texte à la fois beau et terrible reste cette paradoxale demande de « pardon », qui tend à rendre le poème vertigineux : « il faut regarder la bête en face/et lui dire ton nom/la reconnaître/la regarder fièrement et lui demander pardon », « pour la simple raison que le pardon/est une des manières qu’a l’obscurité/de prendre forme humaine sous un arbre/où se faufilent les rayons du soleil levant ».
Sentiment de vertige, que confirment et approfondissent les toutes dernières lignes, dont je ne dirais rien, pour passer plus brièvement au second poème, que je nommerai « C’est un lieu commun ». D’apparence moins complexe, il est simplement superbe dans son évocation de ceux dont tout l’effort consiste à survivre jour après jour, qui voient « en rêve des chaussures neuves/des chaussettes propres/pour des pieds qui ne saignent plus » et s’accrochent tant bien que mal car « c’est un lieu commun de mourir tous/les jours ». 
J’ai parlé des deux poèmes qui m’ont le plus touché, mais les trois derniers poèmes de Julio Serrano Echeverria – « La leçon », « L’ocote », « Nous comprenons grâce aux cartes de géographie »–, où se mêlent l’autobiographique et le politique, sont également remarquables.

Reste Vania Vargas, celle que je préfère, pour le ton qui est le sien… Car les convulsions poétiques, les cris ou « les ovaires » qui volent en éclats,  peuvent lasser à la longue !
Par goût, dans la chanson, j’ai toujours préféré ceux qui murmurent à votre oreille, ne songent pas à vous agresser et sont donc d’agréables « compagnons de solitude ». C’est je crois ce genre de complicité qu’établit Vania Vargas avec chacun de ses lecteurs. Qu’elle parle de sa « grand-mère » ou de sa « peur » – pour une raison évoquée au début,  la peur et la proximité de la mort, une mort toujours violente, sont un motif récurrent dans tout le numéro –, elle le fait sur le ton juste. Le poème sur la photographie de la grand-mère entre d’autres mains pourrait être atroce, larmoyant, pathétique ; il est étrangement léger, presque volatil : « Elle est sortie/elle a dansé », « Elle s’est rappelé sans tristesse sa jeunesse perdue », « Elle n’en a fait qu’à sa tête/elle les a amusés ». Et l’on a bien l’impression de voir même fugitivement « la gamine qu’elle avait été ».
Il y a ainsi des épiphanies, de fragiles miracles en poésie, qui sont rares ; car trop souvent les poètes eux-mêmes ne voient que des mots, non les êtres et les choses qui leur préexistent. Ils vous parlent de leurs « images » ; mais vous ne voyez rien, que des acrobaties verbales… Je vois cette « femme » qui « achète des fleurs en rentrant chez elle » et qui plus tard n’est plus qu’un fantôme, une « silhouette tremblante » que « projette contre le mur » « le reflet bleu intermittent de la télé ». Je vois cette autre qui « a 31 ans » « et plusieurs vies en moins », sur qui « la fatigue pèse » et qui « voit la solitude fermer des portes/effacer des visages ».
La poésie de Vania Vargas est concrète – en ce sens qu’elle est à la recherche du détail touchant – humaine et mélancolique ; et s’il y est essentiellement question de solitude, s’y devinent aussi un désir, un rêve d’amour : « Et comme si cette femme devinait mes pensées/elle éteint la télé/elle s’enferme dans sa chambre avec une nouvelle histoire/et elle sourit/comme si cette nuit quelqu’un était sur le point d’arriver ». Cela se passe au Guatemala et partout ailleurs…    

                                                                    Frédéric Perrot

Nouveaux Délits, numéro 58
Illustrations Anabel Serna Montoya





pour en savoir plus sur la revue Nouveaux Délits
http://larevuenouveauxdelits.hautetfort.com/